Il appela la dactylo à qui il avait communiqué mes papiers. Elle revint portant une sorte de carte jaune rédigée mi en français mi en allemand.
— C’est votre ausweis provisoire, dit le directeur. Demain apportez-moi une photo d’identité pour que je puisse vous faire établir le définitif.
— Entendu.
— Pour le salaire, ajouta-t-il, c’est vingt-cinq francs de l’heure.
— Je vous remercie, à demain.
S’il ne me fit pas le salut hitlérien, en sortant, c’est tout comme. Ce type-là était imbu du mythe nazi à un point insoupçonnable.
Il en transpirait.
— Comment s’appelle cette crapule ? demandai-je à Bams lorsque je fus sorti.
— Portal. C’est un ancien officier de carrière en congé d’armistice.
— Ça ne m’étonne pas. Il en a l’allure. Mais, Bon Dieu ! je n’aurais pas aimé être avec lui. C’est certainement le genre de bonhomme qui fait massacrer sa compagnie pour le panache et même moins, pour une simple question de discipline.
— Qu’est-ce que tu fais, maintenant ?
— Je vais essayer de trouver un camion qui me ramène à Montpellier. Faut que je me trouve une chambre.
— Ça, dit-il, c’est une autre histoire. Les carrées, à Montpellier, elles ne courent pas les rues. Il vaudrait mieux que tu ailles à Palavas. Palavas c’est une station balnéaire. C’est-à-dire que c’est plein d’hôtels. Mais ça, ça allait bien en saison, maintenant, depuis la guerre, finies les vacances. Alors les tauliers, ils ont des chambres en pagaille.
— Mais ce doit être farci d’Allemands.
— Naturellement, mais il y en a tellement qu’ils ne les ont pas toutes prises. Et de toute manière, ce sera moins cher qu’à Montpellier.
Ça, je m’en foutais, ce n’était pas moi qui payais.
— D’ailleurs, ça t’arrangera. J’habite moi-même Palavas, tous les matins je viens ici avec ma bagnole et je rentre le soir de la même manière, je t’emmènerai. Parce que je ne sais pas si tu l’as remarqué, depuis Montpellier, il y a une drôle de trotte. Tu me diras qu’il y a le camion de la boîte qui vient vous attendre devant la gare, mais quand même, tu seras mieux au bord de l’eau !
— Moi je veux bien, dis-je. Ici ou ailleurs, tu sais !
— Va voir Nestor de ma part. Il tient un bistrot sur le quai et il a des chambres. Si tu veux, ce soir, on se retrouvera chez lui à l’apéritif.
— Ça boume, dis-je. Et on y va comment, à Palavas ?
— C’est à deux pas d’ici ! s’exclama Bams.
Ça, je le savais, je l’avais vu sur la carte de Bodager. C’est cette question d’étang qui me gênait, et puis il fallait faire attention. Avec leur sacrée manie de poser des mines partout, les Chleuhs, ils avaient déjà pulvérisé plus d’un chrétien. Il ne fallait donc pas s’amuser à passer à travers champs.
— Tu vois cette butte, là-bas. C’est là que se tient une batterie de DCA. Il y en a d’autres de l’autre côté, du reste. Je te ferai voir ça. Il faut l’éviter parce que ton ausweis n’est bon que pour ici. Là-bas, ils te chercheraient des crosses. Mais c’est facile. Tu n’as qu’à suivre le petit sentier que tu trouveras à gauche de la batterie, tu franchis le flanc de la butte et tu arrives dans un petit bois. Tu verras des toits rouges perdus dans les arbres, c’est un tout petit patelin charmant. Alors là, quand tu es à Lattes, tu en as pour trois-quarts d’heure au maximum. C’est à deux pas.
— Ça va, dis-je. Je vais y aller tout de suite parce que la nuit tombe vite à cette époque-ci.
— Alors entendu, à tout à l’heure à l’apéritif chez Nestor.
Je franchis sans encombre la porte d’accès.
Les deux cerbères ne me demandèrent rien. Il était plus facile de sortir de là que d’y entrer, contrairement à d’autres lieux. Ils se disaient que du moment que le type était dedans, c’est que quelqu’un l’avait laissé entrer. C’est celui-là qui en supportait donc la responsabilité. Quant à savoir ce que le type était venu foutre et ce qu’il avait en réalité fabriqué, ça ne les intéressait pas. Ils n’étaient pas là pour ça. Ce qui fait qu’on aurait emporté un avion en pièces détachées, morceau par morceau, avec le temps, on aurait fini par le passer. Plus tard, je connus des mecs qui sortaient des bidons entiers d’essence et d’huile, dans leur sac ou sous leur manteau.
Effectivement, les environs de Lattes étaient charmants, mais drôlement marécageux. Tellement que, outre la culture intensive des légumes destinés à alimenter la bonne ville de Montpellier, on y avait collé une compagnie de soldats indochinois qui, transformés en travailleurs militaires, essayaient de repiquer du riz dans les terrains bourbeux des environs. Ça ne m’étonnait plus qu’il y ait des moustiques.
Ça ressemblait un peu aux plaines de la Camargue, en plus boisé et plus accidenté, tout de même.
Palavas est un bled qui a été construit des deux côtés d’un canal dans lequel s’abritent trois chalutiers, quelques petits bateaux de plaisance et une bonne centaine de Bétous, c’est-à-dire de petites embarcations à fond plat réservées à la pêche à l’étang ou en mer, si l’on veut, mais alors par temps calme. Elles supportent difficilement la houle courte de la Méditerranée.
Bien avant d’arriver à Palavas, je humais déjà la forte odeur d’iode qui monte de la mer. Et lorsque je la découvris ce fut un éblouissement. Le soleil pesait de tout son poids sur une nappe d’un bleu indicible, ce même bleu qui avait porté les galères romaines.
Il n’y avait pas un brin de vent, il faisait même trop chaud et j’avais été obligé de déboutonner ma canadienne.
Sous mon pas, la route déserte, qui traversait les étangs sur une chaussée de pierre, sonnait clair. L’heure était optimiste.
Je me demandais si c’était vrai que les Allemands soient là, comment qu’ils avaient bien pu faire pour arriver jusqu’ici. Ils étaient à leur place, dans ce décor d’harmonie et d’élégance, comme une sardine dans un bocal à poisson rouge, à peu près autant.
Je m’arrêtai un instant sur le parapet et fumai une cigarette. Le silence. Ou alors, parfois, le cri rouillé d’une mouette qui passe au-dessus de moi, en un vol ample et sûr.
Bref, je m’installai chez Nestor sans déplaisir. On n’y mangeait pas mal, d’ailleurs, pour un prix abordable, le vin était bon, le poisson frais, il y avait tout, en somme, pour rendre la vie agréable. Y compris le patelin lui-même qui ressemblait à un port italien ou espagnol. De plus, la mentalité, je m’en aperçus vite, était bien meilleure que celle de Montpellier.
J’aurais coulé là des jours heureux sans me casser la tête outre mesure, mais hélas ! j’étais comme les autres, moi, j’étais mobilisé, en quelque sorte. Je n’avais pas le droit de m’attarder à rêvasser. Je ne pouvais pas me permettre de m’endormir dans les délices de Capoue.
Le soir, je retrouvai Bams au bistrot, comme convenu. C’était fatal qu’on en vienne à reparler de la guerre.
— Qu’est-ce que tu en penses, toi ?
— Et toi ? dit-il en me regardant dans les yeux.
— Ils sont foutus, répondis-je.
— C’est bien mon opinion. Tu ne vois pas comment qu’ils avancent les autres ?
— Tu te souviens du temps où tu les…
Je fis le geste de trancher une gorge.
— Tu parles ! Heureusement encore qu’ils ne le savent pas. Ils seraient foutus de m’envoyer en Allemagne. Et toi ?
— Oh ! moi, j’ai fait de mauvaises affaires.
— De très mauvaises sans doute, dit Bams.
— Et pourquoi ?
— Puisque tu te caches sous un faux nom !