Zut ! c’est vrai, je n’avais pas pensé à ça. Lui, Bams, il m’avait connu au régiment sous mon vrai blaze. Depuis j’avais été obligé de changer deux fois d’état civil.
— Sur le moment, continuait-il cependant, je n’y ai rien compris. Je regarde le registre que la dactylo m’avait passé et qu’est-ce que je vois ? Maurice Pierrard. J’ai failli lui demander de qui il s’agissait. Je regarde mieux et je lis pointeau. Je me suis dit, automatiquement, qu’il y avait quelque chose de pas catholique, là-dedans. Alors, pour vérifier, pendant que je t’attendais ici, j’ai demandé à Nestor s’il n’avait pas eu la visite d’un client de ma part. « Si, qu’il me répond, monsieur Pierrard ». Ce n’était pas la peine de chercher davantage.
En vérité, j’avais agi comme un premier communiant. J’avais heureusement une veine insensée de tomber sur ce gars-là que je connaissais depuis longtemps et qui était un bon copain, tout ce qu’il y a de sérieux. En outre, je pense que les Boches, malgré qu’il travaillât pour eux, il ne les portait pas dans son cœur.
— Qu’est-ce que tu leur as encore fait, aux Frizés ? Tu es déserteur du S.T.O. ?
— Si ce n’était que ça !
— Tu n’en as pas mis en l’air, au moins ?
— Si, dis-je en hésitant un peu. Et pas qu’un seul.
Il me regarda avec étonnement.
— Combien ? murmura-t-il.
— Attends que je compte. Neuf ou dix, je ne sais plus. Sans parler des Français.
— Ça alors, elle est forte ! j’aurais jamais cru que tu sois capable de ça. Quand je pense que tu m’engueulais quand j’allais saigner un planton ! Même de tirer au flingue, ça te dégoûtait.
— Faut croire qu’on change, tu vois, on évolue.
— Je m’en rends fichtrement compte ! Mais comment ça t’a pris ?
— Oh ! ça a commencé avec une histoire de femme. J’ai été cocu, tu saisis, par un de mes amis qui travaillait à la Gestapo. Alors je les ai mis en l’air, tous les deux, sans parler d’un troisième animal, un vrai boche, celui-là, à qui j’ai fait tâter aussi du plomb chaud. À partir de ce moment-là, ç’a été une cascade. Pour me sauver, j’ai été obligé d’en lessiver d’autres, bref, plus moyen d’en sortir. Et puis, mon pauvre vieux, j’ai vu tellement de saletés que je me demande s’il ne vaut pas mieux travailler ainsi. Quand tu rencontres un salaud, tu l’abats, comme ça il ne nuira plus à personne, il est rectifié en moins de deux et on n’en parle plus.
— Et c’est pour ça que tu es venu ici ? Évidemment, la planque est bonne. Ils sont tellement gonflés de leur puissance qu’ils se prennent pour des épouvantails. Ils se douteront jamais du nombre de mecs recherchés qui sont planqués sur leurs chantiers où ils sont tabous puisque même les cognes français n’ont pas le droit d’y entrer.
— J’y suis aussi pour autre chose, dis-je doucement.
Au point où nous en étions arrivés, Bams connaissait de moi le principal, le plus grave, le plus immédiat. Tant valait le mettre dans la confidence du reste. Il pourrait ainsi me rendre quelques services. Je le connaissais assez pour savoir que c’était un garçon débrouillard avec lequel il y avait moyen de s’arranger. Surtout qu’il était bien placé sur le chantier, il y avait déjà un bout de temps qu’il était là et il était certain qu’il connaissait tous les emplacements.
— Voilà, expliquai-je. Je ne sais pas si tu vas piger, mais j’ai besoin d’avoir le plus tôt possible les plans des hangars et des dépôts d’essence souterrains, ainsi que leur emplacement.
— Ça, répondit-il en hochant la tête, c’est dur. Rends-toi compte qu’il y a quatre ou cinq entreprises qui ont des chantiers sur l’aérodrome. Chacune ne détient qu’une partie des plans, celle qui la concerne. Et encore on lui donne les bleus le matin mais le soir il faut les rapporter au bureau allemand qui les centralise. Tu ne voudrais quand même pas aller casser ce bureau ?
— Je comprends que ça serait difficile. Mais il existe certainement un moyen.
— Le mieux, ce serait de relever nous-mêmes les emplacements à vue d’œil et de les reporter, le soir, sur une carte.
— C’est pas possible, répondis-je. Il faut un topo tout ce qu’il y a de précis.
— J’ai compris, dit Bams, ils vont venir tirer ici un petit feu d’artifice ?
— Probable.
— Je ne vois pas très bien comment on pourrait s’y prendre.
— C’est une question qu’il faudra envisager. Pour l’instant, on ne peut rien faire tant qu’on n’a pas vu le terrain. Tu marches avec moi ?
— Naturellement !
— De toute manière, la part qui concerne mes chantiers, je l’ai en main toute la journée. Le soir, je dois la remettre à Portal qui la porte lui-même à la Kommandantur.
— Il y a peut-être une combine de ce côté. On en parlera. Pour l’instant, je vais croûter. Tu dînes avec moi ?
— Si tu veux. Tu sais que je suis toujours célibataire. Personne ne m’attend.
— Et ta fiancée ?
— Ma fiancée ? Il haussa les épaules d’un air douloureux.
— Morte ?
— Il vaudrait mieux.
— Oui, je vois, elle t’a fait la malle avec un autre mec.
— Exactement. À cela près qu’elle n’a pas eu besoin de quitter le bled. Nous n’étions pas mariés, tu comprends ? C’est plus facile de se séparer. Elle est restée dans le patelin. Tout le monde l’a considérée comme une salope, pendant quelque temps, mais elle est mariée, c’est ça l’essentiel, aux yeux du monde. Conclusion, tout le monde s’est foutu de moi, comme toujours en pareil cas. On a facilement oublié que si je n’avais pas défendu mes chances, c’est parce que moi, je venais d’un coin où il n’était pas question d’amour mais du contraire, précisément.
— Tu ne pouvais pas intervenir. Moi, maintenant que je connais mes réflexes, je sais ce qui se serait passé. Je la mettais en l’air tout simplement.
— T’es pas fou ? sursauta Bams. Si tu crois que je vais faire quelques années de prison pour une salope de cette trempe, mais il faudrait que je sois le roi des cornichons ! Je ne lui ai même pas mis une trempe. Ce n’est pourtant pas l’envie qui m’en a manqué, je te le jure.
— Alors ?
— Alors je suis parti, tout simplement, j’ai tout plaqué, j’ai recommencé à zéro. J’ai été obligé de travailler pour les Boches parce qu’il n’y avait qu’eux qui donnaient du boulot. Comme dit Portal, y a aucune honte à cela. Il faut bouffer tous les jours. On ne vit pas de discours. Maintenant, évidemment, lorsqu’on peut agir d’une autre manière…
Peu à peu, l’ambiance s’échauffait. La pièce était violemment illuminée. Des marins entraient qui portaient avec eux une odeur de saumure. Ces corps humains et le gros poêle gonflé à bloc contribuaient à faire de cette pièce un hammam.
On avait bu pas mal de pastis et maintenant, avec la bouillabaisse onctueuse, on s’était tapé chacun une bouteille de Corbières qui ne méritait pas qu’on crachât dessus. Ce qui fait que, sans être ivres, nous étions légèrement gris, au bord de cette euphorie heureuse qui accompagne les bonnes digestions.
Et puis, ici, on avait l’impression d’être en famille, on était loin de l’obscurité hostile de la nuit et de cette menace constante de la mer qu’on entendait gronder, toute proche, dans les rares instants de silence.
On était tellement loin de la guerre, ici ! La catastrophe avait peut-être légèrement modifié la mentalité des gens, mais si légèrement. Ici, ils étaient moins vaches que dans les villes, sans doute parce qu’ils vivaient davantage en commun mais pouvaient quand même aisément s’isoler lorsqu’ils le désiraient.