Faut dire aussi que la mer apporte toujours de quoi bouffer, quand ce n’est pas du poisson ce sont des crevettes, bref, c’est un immense champ qui, sans le travailler, nourrit généreusement son monde. Alors, pardi, on avait moins souffert. D’ailleurs, ici, les Allemands, ils étaient extraordinairement discrets. Ils vivaient dans le quartier des villas chics qu’ils avaient entouré d’un réseau de barbelés. Un quartier sinistre, d’ailleurs, poignant de la tristesse des choses luxueuses brusquement abandonnées. L’herbe poussait dans les pavés, les fenêtres, aveuglées de carton, n’avaient plus de regard, les portes étaient défoncées, mal entretenues, se gondolaient dans le vent humide du large.
Ils avaient pas besoin d’y coller des chevaux de frise, les boches, personne n’avait envie de s’y aventurer, dans leur royaume du désespoir.
Chapitre 6
Il y avait plus de deux mois que j’étais sur le chantier et ça ne gazait pas du tout. Le nommé Portal, qui faisait partie de la race immortelle des imbéciles prétentieux, s’acharnait à me gâter l’existence. Ce garçon-là devait être singulièrement intuitif, ou alors il fallait croire que les antipathies, comme les sympathies, sont réciproques car il ne pouvait pas m’encadrer. À la moindre occasion, c’étaient des vexations, des chinoiseries et des querelles.
Il n’osait pas me chavirer carrément. Je l’avais averti que s’il m’arrivait la moindre salade je ne répondais de rien, que je me foutais complètement de son opinion, que je faisais mon boulot pour gagner ma vie et qu’il n’avait rien à me reprocher.
C’était le temps où la radio anglaise commençait à publier des listes de gens à qui, le moment venu, on frictionnerait sévèrement les oreilles. Il paraît que son oncle avait eu les honneurs d’une émission, et maintenant, il commençait à filer doux. D’autant plus que les Alliés avançaient de plus en plus en Italie et que les Allemands devenaient nerveux.
Pour mes affaires, ils étaient en plein cirage. Ils n’avaient eu aucun résultat et vraiment lorsque je pensais que j’étais au milieu d’eux, que je causais avec leurs officiers le cas échéant et même qu’on trinquait ensemble à la cantine, j’étais malade de joie rentrée.
Naturellement, Bams et moi on faisait équipe. On ne voyait jamais l’un sans l’autre.
J’avais reçu de Bodager l’ordre de ne pas broncher encore. Il paraît qu’il arrivait chaque jour de nouveaux plans, en pièces détachées. Il fallait attendre que le paquet soit complet pour passer à l’attaque.
Un dimanche matin, j’étais au pieu dans ma chambre, chez Nestor. Je faisais la grasse matinée avec la sérénité des âmes paisibles lorsqu’on frappa à ma porte.
— Entrez.
Le battant s’écarta et un jeune homme maigre apparut. Il portait un pardessus bleu marine et des lunettes.
Je me relevai sur un coude et considérai l’inconnu.
— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je.
— Monsieur Pierrard ?
— Parfaitement.
L’inconnu referma soigneusement la porte et s’approcha de moi.
— Monsieur, dit-il, je viens de Lyon. Vous avez commandé à la Librairie Générale les Mémoires de Monsieur de Saint-Simon. Je vous apporte le premier tome.
— Asseyez-vous, dis-je. Je sautai du lit, enfilai ma robe de chambre et apportai sur la table une bouteille de cognac que je gardais en réserve.
— Alors, demandai-je en allumant une cigarette, quoi de neuf à Lyon ?
— Beaucoup de choses. Les devis d’édition sont arrivés et il nous faudrait les premières épreuves le plus tôt possible.
— Pourquoi les premières épreuves. Si les devis sont arrivés vous aurez toutes les épreuves en même temps.
— Ce sera mieux encore.
— Écoutez, dis-je en riant. Vous avez un peu examiné la bâtisse ? Les murs ont un mètre d’épaisseur. C’est une cambuse qui date de la fondation de la ville. Je pense qu’il est inutile de continuer plus longtemps à parler par énigmes. Ici, on ne risque rien.
— Si vous avez confiance !
— Vous pouvez y aller franco. Vous dites que les plans sont au complet actuellement.
— Oui, les derniers bleus sont arrivés hier.
— Vous ne pouvez pas savoir le plaisir que vous me faites. Je commençais à me rouiller. Et surtout à m’ennuyer. Ça manque atrocement de filles, celles qui vivent ici sont déjà en main, elles commencent vers les quinze ans, vous vous rendez compte ? C’est trop jeune pour moi. Je ne veux pas aller au trou pour détournement de mineure. Quant aux autres, Bodager avait raison, ça se passe sous le manteau et il faut faire partie de la famille. C’est à peine si j’ai eu trois ou quatre aventures depuis que je suis là, et j’ai eu un mal de chien, encore. Il me tarde que cette affaire soit faite.
— Qu’est-ce que vous comptez entreprendre ensuite.
— Je ne sais pas. Consuelo est venue me voir deux fois. Elle est au maquis, elle. Il paraît que c’est palpitant.
— Vous n’êtes pas fait pour vous battre. Vous êtes un agent secret.
— Vous trouvez que je suis pas fait pour me battre ? Qu’est-ce qu’il vous faut ! D’ailleurs j’en ai marre, je suis fatigué, je voudrais retrouver cette fille. Et même je dis ça pour dire quelque chose, parce qu’en fait je ne sais pas ce que je voudrais. Je souhaiterais que ça change, je ne veux plus voir de trafiquants trop gras, ni d’uniformes verts, ni entendre de discours de Pétain et quant aux difficultés que suscite le Ravitaillement, j’en ai ma claque. Je ne sais plus ce que j’ai envie de faire. J’ai l’impression d’être un poids mort dans une société qui s’en va à la dérive et que je ne peux pas empêcher de dériver. Enfin, on parlera de cela une autre fois. Pour l’instant, faisons le point. C’est à vous que je dois remettre les papiers.
— Oui, c’est à moi.
— Naturellement, vous êtes descendu à Montpellier ?
— Oui, j’ai trouvé une chambre dans un coin perdu, au diable vert, sur la route de Pézenas.
— C’est parfait, plus c’est écarté mieux ça va. Je viendrai vous les apporter demain soir.
— Déjà ?
— Comment, déjà ? Je croyais que vous étiez pressé ?
— Naturellement. Mais vous êtes si sûr que ça du succès ?
— Le succès, dis-je, c’est une autre histoire. Si je ne suis pas chez vous demain soir à dix heures et demie ou onze heures au plus tard, c’est que je me suis pris dans un papier tue-mouches. Vous n’aurez plus qu’à vous débiner du coin le plus rapidement possible.
— C’est d’accord. Mais tâchez de ne pas vous faire prendre. Alger nous réclame ces plans. Nous en avons besoin.
— Vous êtes gentil, vous ! dis-je en riant. Les plans d’abord, le bonhomme ensuite.
— Que voulez-vous, c’est la guerre !
Il avala son verre et tendit la main vers la bouteille. Apparemment que lui non plus ne crachait pas dessus.
— Vous permettez ? demanda-t-il.
— Mais je vous en prie.
— Il est fameux votre cognac. D’où le sortez-vous ?
— Pour ne rien vous cacher, c’est du cognac nur für Whermacht. Je le fauche à la cantine allemande.
L’inconnu se mit à rire.
— Vous faites l’apprentissage ? C’est une sorte d’entraînement ?
— Oh ! il y a longtemps qu’il est fait, mon apprentissage. Je peux passer compagnon, maintenant.
L’espion avala son verre et reboutonna son pardessus.
— Alors, entendu comme ça, dit-il. Demain soir à onze heures, à mon hôtel.
Il me serra la main et partit comme il était venu, soigneusement anonyme.
Je fis rapidement ma toilette et descendis au bistrot où Bams m’attendait déjà devant un pastis.