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— C’est maintenant que tu te lèves ? dit-il. Tu pourras dire que tu as roupillé. Hier tu es rentré qu’il n’était pas minuit.

— Et je peux dire que j’ai bien fait parce que la nuit prochaine nous ne dormirons guère, ni toi ni moi.

— Il y a du nouveau ?

— Oui, répondis-je. Le matériel est arrivé. On passe à l’attaque.

Le visage du copain se ferma.

— Bien, dit-il d’une voix sourde, très bien. Maintenant, ça ne sera pas pour rire. Il y a loin du complot à la réalisation.

— Ne t’en fais pas, dis-je en touchant du bois. Jusqu’à présent, j’ai eu de la veine, j’espère qu’elle ne va pas me lâcher juste à cette occasion.

— C’est culotté, tu sais, ce qu’on va faire.

— Je le sais fichtre bien, mais ce sont précisément les choses les plus culottées qui réussissent le mieux.

— Eh bien, c’est parfait, conclut-il, tu peux compter sur moi. Seulement, si tu veux mon avis, à demain les affaires sérieuses. Pour le moment, on va se taper un pastis maison et cet après-midi on ira au cinéma.

— Qu’est-ce qu’on joue ?

— Le Juif Süss.

— Ah ! non, vas-y seul.

— Tu l’as vu jouer ?

— Pas précisément, mais le jour où on le donnait à Perpignan, j’étais planqué dans la cabine de projection avec toute la Milice de la ville, sans parler de la Gestapo et autres plaisantins, qui me couraient aux chausses. Alors, c’est comme si je l’avais vu. J’en suis dégoûté pour le restant de mes jours.

Bams se mit à rire.

— Alors, qu’est-ce que tu vas faire ?

— Je vais aller à Montpellier pour voir si je peux lever une moukère. Mais j’ai bien peu d’espoir. C’est plutôt par acquit de conscience.

Effectivement, je fis ballon une fois de plus. Je dégotai bien deux mômes que j’amenai au cinéma et dans plusieurs bistrots. Mais tout ce que je réussis à faire ce fut de les saouler. Et, lorsqu’elles en furent arrivées à ce degré, elles étaient si empoisonnantes, elles se faisaient si bien remarquer, en interpellant les gens et tout le toutim, que je préférai prétexter un rendez-vous urgent et mettre les voiles, malgré leurs protestations. Ça les embêtait de voir le pigeon s’envoler. Mais je voyais bien qu’il n’y avait rien à faire et que tout ce que je risquais c’était d’avoir des histoires.

Je bus un dernier coup au café Riche, puis je repris tristement le petit train de Palavas, éreinté de cafard. Il était si mal éclairé qu’il aurait été impossible d’y lire un abécédaire. En outre, les portières fermaient mal, tous les vents du diable se ruaient sur lui et il fonctionnait avec un horrible bruit de vitres prêtes à se briser et de freins qui grincent.

Seul dans mon coin, je ressassais ma haine. Ma haine à l’égard de tout, des Allemands, des collabos, des troufions, des filles et des Montpelliérains. J’en avais la nausée au bord des lèvres. En somme, dans cette guerre, j’avais tout perdu. Et encore, elle n’était pas finie, je n’étais pas tout à fait sûr de m’en tirer vivant. Les aventures étaient loin d’être terminées. Je le sentais, j’étais pris dans un engrenage fatal qui me menait dare-dare vers un endroit où ne se produisaient, précisément, que des catastrophes. Pourquoi, Bon Dieu, n’étais-je pas resté tranquille ? Il me suffisait de continuer à vivre. Avec les parents d’Hermine, avec le million que j’avais ramassé, ça aurait fini quand même par s’arranger. On aurait mené une petite vie tranquille, elle et moi. On se serait retirés chez elle, à la campagne. On aurait eu une voiture et une maison blanche dans un petit jardin où tout le monde nous aurait respectés. C’était une fille qui avait de l’instruction. Elle aurait fréquenté la femme du notaire et celle du pharmacien. On aurait été parmi les caïds du village. Elle était si belle ! plus belle que toutes celles que j’avais connues depuis, plus belle que Claudine et même que Consuelo. Et comme elle était douce et maternelle. Le soir, quand nous rentrions, je posais ma tête sur son épaule, elle passait son bras autour de mon cou et je m’endormais comme un enfant. Nous étions heureux, nous vivions d’un rien. C’était une femme extraordinaire.

On se fait soi-même ses malheurs. Qu’est-ce que j’étais allé m’imaginer ! C’était une fille pure, trop pure même pour moi. Je savais pourtant qu’elle n’était pas portée sur la bagatelle. Il fallait que j’insiste, chaque fois. Il fallait, ce soir-là, que j’aie bien perdu l’esprit pour croire ce qu’on m’avait raconté. C’était peut-être vrai qu’il rendait dingue, le pastis de Fredo. Car je me souvenais de cette affaire comme d’un cauchemar. C’était la nuit, les trottoirs huileux, et puis les coups de feu qui claquent et moi qui cours, qui cours, qui cours et qui me cache. Je ne me souvenais plus très bien de ce qui s’était passé ensuite. Tout ce dont je me rappelais, c’était de ses lèvres de corail, ouvertes sur un cri qu’elle ne put achever et cette odeur pourrie de feuilles mortes que le vent de l’hiver traînait derrière lui.

Depuis, tous les coups durs. La vie m’avait dégringolé sur la tête, comme un échafaudage mal construit. J’étais parti dans l’existence, lancé à fond de train au bout de l’aventure, pareil à une boule qui démolit les quilles sur son passage pour finir misérablement dans un fossé bourbeux. Déjà, je m’en rapprochais de ce fossé. Je commençais à me compromettre dans des flirts odieux, crapuleux, vulgaires. Ces deux mômes que j’avais levées, il y a seulement six mois je n’en aurais pas voulu pour me servir mon pastis. Maintenant, je sortais avec elles, je les traînais de bar en bar, de l’ambiance louche d’un zinc populaire à celle, plus douteuse encore, d’un bistrot d’Arabes. Et je riais, et je suivais le mouvement. Je courais sur ma lancée, en quelque sorte. Pour couronner le tout, elles me prenaient pour un micheton. Elles me considéraient moins que les petites avec lesquelles nous avions trinqué. C’était ça, la vie qui m’était réservée désormais ? C’était devenu ça, mon idéal, ce goût de fange des lendemains de fête et cette fureur de s’abaisser, de devenir plus vulgaire, plus grossier que les voisins ?

Tout le monde se leva et la foule se partagea en deux parties, chacune se dirigeant en file indienne, vers les deux portes aux extrémités de cette caisse à prolétaires. Moi, j’avais le temps. Personne ne m’attendait. Personne ne m’attendrait plus jamais. Je laissai descendre tout le monde et je sortis le dernier de la gare, les mains aux poches, la tête basse. Je m’enfonçai dans la nuit déserte, solitaire. La lune, que les Allemands n’étaient pas encore arrivés à voiler, mirait dans l’eau noire du canal son visage ironique. Un souffle de vent frais vint de la mer.

Alors, je me hâtai vers le bistrot où Bams m’attendait peut-être. Il me semblait que cette ambiance de joie bon enfant me sauverait. Je poussai la porte et entrai en trombe. Bams n’était pas là mais je retrouvai les rires, la tiédeur et la lumière. Je me mêlai aux faces épanouies de gaieté, je pris ma part de joie.

Il me sembla que j’avais laissé au dehors, non seulement les fantômes qui s’approchaient toujours de moi, me prenaient la main et essayaient de m’entraîner, mais ce refrain obsédant, ce chant du désespoir qui est la mélodie funeste de cette sirène qu’on appelle la Mort.

Et je me remis à boire.

Tant et si bien qu’à dix heures j’étais au pieu.

*

Le lendemain, naturellement, Bams vint me chercher. Je m’étais réveillé un peu avant son arrivée et j’en avais profité pour prendre mes précautions. C’est-à-dire que j’avais nettoyé mon revolver, que je ne portais plus depuis le début, et que je l’avais glissé dans la poche intérieure de ma veste de travail. Avec ça j’étais paré. Le seul fait de sentir — même pas, de savoir — cette présence me regonflait. Ça faisait plus de deux marquets que j’attendais ça, maintenant on allait rire. Pas tous, bien sûr. Mais enfin quelques-uns. Mais on n’avait rien à faire avec les autres.