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Dans la bagnole qui nous menait à Fréjorgues, on n’échangea que quatre paroles, Bams et moi. Lui, il était préoccupé par ce qui allait se passer et moi, j’étais encore sous l’emprise de ma terrible dépression nerveuse de la veille. Heureusement, nous nous retrouvâmes à midi, après le train-train habituel, à la cantine interentreprises que les Allemands avaient construite. On y mangeait pour pas cher un repas qui valait encore moins.

Comme nous avions une situation privilégiée qui ne nous astreignait pas à des heures de présence fixes, nous laissâmes partir nos convives afin de pouvoir blaguer un peu.

— Les portes sont fermées à quelle heure, dernier carat ? demandai-je.

— À cinq heures et demie, à la nuit, quoi.

— Bon. Je t’attendrai à cinq heures et quart devant le grand hangar. Ça va ?

— Ça va. Le temps que mon équipe fiche le camp et que je fasse rentrer les pelles et les pioches au magasin, ce sera ça.

— Très bien. Alors moi je ne porterai mon rapport qu’au dernier carat, c’est-à-dire que j’attendrai que tu sois au rancart et nous irons ensemble. Ça colle ?

— Ça colle !

— Tu es armé ?

Bams sourit.

— Toujours.

— Il y aura peut-être un peu de bagarre. Mais ce qu’il faut, c’est éviter le bruit.

L’après-midi n’en finissait pas. Je n’ai jamais vu trois heures passer si lentement. Enfin, à l’autre bout de l’aérodrome, je vis deux compagnons sortir d’une tranchée, mettre leur veste et, la musette sur l’épaule, se diriger d’un pas lourd vers les baraquements qui abritaient les bureaux de leur entrepreneur.

L’air devenait bleu. On sentait descendre la grande paix du soir.

J’allumai ma cigarette et je me dirigeai vers le grand hangar. Il était ouvert, et des mécanos s’affairaient autour d’un énorme zinc. C’était celui-là, sans doute, et ses frères qui, toutes les nuits, allaient bombarder l’Italie. Un grand troufion montait la garde devant la façade. Il s’approcha de moi.

— Was machen sie hier ? demanda-t-il.

Je ne parlais pas encore, mais je commençais à piger. Rien qu’à leur gueule.

— J’attends mon copain, répondis-je. J’avais ma musette sur l’épaule et j’avais l’air innocent du brave type qui vient de finir sa journée.

— Tenez, le voilà, appuyai-je en désignant la silhouette de Bams qui venait vers nous, à travers l’ombre de plus en plus épaisse.

Nous nous éloignâmes ensemble vers le bureau du patron.

— Il est seul ? demandai-je.

— Oui. Et il râle, faut voir. Il en a surtout après ton retard à lui amener le rapport.

— T’en fais pas. Si ça ne tient qu’à moi, ce sera sa dernière colère. Il a les plans ?

— Je les lui ai remis tout à l’heure. Il attend que tu passes pour aller lui-même les restituer à la Kommandantur. Il n’ose pas s’éloigner maintenant, de peur de te manquer. J’ai l’impression qu’il va te flanquer à la porte.

— Permets-moi de rigoler, répondis-je. Tu penses que je ne vais pas rester là à attendre qu’on vienne me cueillir.

Tout en parlant ainsi, nous étions arrivés devant le baraquement. Un mince trait d’or filtrait à travers les planches mal jointes. Nous entrâmes ensemble.

Le bureau de la dactylo était vide. Je poussai la porte et pénétrai directement dans le bureau du patron. Il était assis derrière sa table et compulsait des papiers.

— Ah ! vous voilà, vous ! s’écria-t-il en m’apercevant. Où étiez-vous passé ? À la cantine, naturellement. Vous avez plaqué le boulot comme d’habitude. Eh bien, mon garçon, je me charge de votre avenir. Primo, vous ne faites plus partie de la maison. Secundo, je vous promets un beau voyage.

— Vous êtes Dieu le Père ?

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Je vous demande si vous êtes Dieu le Père pour construire ou démolir ainsi l’avenir des autres.

— Et ça a le culot d’être insolent ! Ne vous en faites pas, vous y filerez en Allemagne, je vous le jure, et plus tôt que vous ne le pensez.

— Dites-moi, répondis-je, très calme, si au lieu de parler de mon avenir, nous parlions un peu du vôtre ? Il n’est pas si beau que ça, vous savez.

— Que voulez-vous insinuer ?

— Les Français arrivent et…

— J’en étais sûr ! triompha cette couenne, encore un gaulliste, un de ces sales assassins qui…

— Pas si fort, s’il vous plaît, on risque de vous entendre.

— Je m’en fous ! cria-t-il, encouragé au contraire, je ne risque rien, moi. Tandis que vous, mon ami, avec des raisonnements pareils, c’est la déportation, peut-être pire.

— C’est-à-dire le mur ?

— Parfaitement, le mur ! Vous êtes une sale petite crapule.

— Ne vous excitez pas, il y a longtemps que je le sais. C’est d’ailleurs grâce à vous et aux gens de votre espèce que je le suis devenu.

Il frappa du poing sur la table et se leva.

— Je vais vous faire arrêter, dit-il en se dirigeant vers la fenêtre.

Je tirai mon feu d’un geste sec et, du pouce, fis sauter le cran de sûreté.

— Assieds-toi, dis-je d’une voix sèche.

Il regarda ma main armée avec incrédulité.

— Tu n’as pas besoin d’ouvrir ces yeux-là, dis-je, c’est un vrai et il fonctionne bien.

— Vous… vous n’allez pas tirer ? bégaya-t-il.

— Je me gênerais ! ricanai-je. Dans la situation où je suis, de toute manière j’ai droit au peloton, alors, tu penses, un de plus ou un de moins… Au contraire, ça fera bon poids, de cette manière. J’ai réfléchi, ajoutai-je, ne t’assieds pas, mets-toi debout contre le mur, plutôt, les mains en l’air, bien entendu.

— Mais je ne l’aurais pas fait ! gémit-il. Je disais ça pour vous faire peur. Je ne vous aurais pas dénoncé. C’était une plaisanterie.

— On dit ça après, quand ça tourne mal. En tout cas, même si c’est vrai, ce ne sont pas des plaisanteries à faire, précisément. Mais, excuse-moi, je suis sûr, au contraire, quant à moi, que ce n’était pas de la rigolade. Combien en as-tu fait partir en Allemagne, hein ? salope ! Combien ?

La rage m’empoignait, ainsi qu’une étrange émotion, très douce. Parole, à force de voir nager cette racaille, je me sentais devenir patriote.

Je m’approchai de Portal et lui envoyai deux énormes beignes.

— Tu te souviens de ton discours d’inauguration, il y a deux mois, lorsque Bams m’a amené ici ? Il paraît que tu expédies en Allemagne qui il te plaît. Nous faisons le même boulot, alors, toi et moi. Seulement ce n’est pas en Allemagne que je les envoie, moi, mais chez saint Pierre. C’est plus rapide et moins onéreux.

— Non ! supplia-t-il.

— Peau de vache ! grinçai-je, indicateur ! sale petit froussard bien au chaud dans sa lâcheté ! C’est officier de carrière, ça ? Mais regardez-moi cette tête de Judas ! Tu disais que j’étais une crapule, tout à l’heure, quand tu te sentais fort, n’est-ce pas ? C’est vrai, je suis un truand, un voyou, un braqueur. J’ai fait pas mal d’entorses à la loi je te le dis, et des chouettes. Mais jamais il ne m’est venu à l’idée d’entrer à la Gestapo, par exemple, comme tant d’autres, ou de me mettre en cheville avec eux. Si, une fois ! Je leur ai vendu dix mille cercueils afin que leurs copains, même morts, ne continuent pas à empoisonner le monde. C’est la différence qu’il y a entre un voyou comme moi et un honnête homme dans ton genre.