— Calme-toi, dit Bams. Ce n’est pas la peine que tes cris attirent du monde.
Lui, il ne s’emballait jamais. Il était méthodique même dans l’assassinat.
— Qu’est-ce que vous allez faire de moi ? grelotta Portal, qui sucrait les fraises de plus en plus. Je suis marié, j’ai deux enfants.
— Il fallait y penser plus tôt. Il fallait aussi penser que les hommes que tu as fait déporter ils avaient aussi des gosses. Ou en tout cas un papa et une maman. Tu t’en fous de ça, hein ?
— Non, mais…
— Mais quoi ? peau d’andouille !
— On a assez causé, dit Bams. On n’est pas venu ici pour faire de la politique.
— Tu as raison. Allez, beau chevalier, fais-nous passer un peu les plans. Ce sera tout. On va te bâillonner et t’attacher sur ta chaise, comme ça, on pourra partir tranquilles. Ta femme s’imaginera que tu es allé coucher avec ta dactylo.
— C’est ma fille ! dit Portal.
— Alors, demain matin, tu auras un témoin de poids. Ça t’évitera une scène. Assieds-toi.
Portal obéit. Je clignai de l’œil à Bams.
Il répondit et passa derrière le type. Avant que j’aie pu deviner son geste, il avait saisi Portal par le menton et lui levait la tête. Dans sa main droite je vis luire une longue lame courte. Il s’en servit sur la gorge de Portal comme une violoniste de son archet. Il y eut un jet de sang énorme qui inonda le bureau. Portal ouvrit des yeux tout ronds et tomba en avant. Bams lui avait coupé le kiki d’une oreille à l’autre.
Le Catalan essuya paisiblement la lame au buvard et mit le couteau tout ouvert dans sa manche.
— C’est bien ça que tu voulais, hein ? quand tu m’as cligné de l’œil ?
Il était aussi calme que s’il venait de cueillir une laitue.
— Mais non, imbécile, dis-je, je voulais simplement que tu le saucissonnes.
— On n’avait pas le temps. Et puis j’aime pas ça.
Je haussai les épaules et je frissonnai. Quel travail ! Je revoyais l’acier s’enfoncer dans la chair tendre, avec un bruit de soie. C’était abominable.
— Grouillons-nous, dis-je. On ne sait jamais ce qui peut arriver. Tu ne vois pas qu’on nous trouve en tête-à-tête avec ce cadavre ? Ce sont des trucs à éviter.
Je pris le dossier qui contenait les plans, j’éteignis la lumière et je fermai à double tour la porte. Puis je glissai la clef dans ma poche.
— En route, dis-je en m’efforçant à la gaieté. Nous allons maintenant faire une petite visite de politesse au feldwebel Manning.
Mais je n’arrivais pas à reprendre goût à la vie. Cette scène atroce m’avait bouleversé. Pourtant, il le fallait, j’avais besoin de tout mon cran et de tous mes moyens. Il ne fallait pas que le temps qu’allait durer notre petite comédie excédât deux minutes.
— Pour la sentinelle, dis-je, je crois que tu seras obligé de procéder comme tu viens de faire. C’était inutile, l’autre coup, mais celui-ci est indispensable. Tu aurais dû réserver tes forces.
— Mais je suis toujours prêt, mon vieux, répondit Bams avec tranquillité.
Nous marchions dans la nuit à travers l’herbe grasse. Un petit vent frisquet chantait à nos oreilles.
— Où vas-tu, Fontaine ? demanda soudain Bams en s’arrêtant.
Une ombre s’approcha de nous.
— J’allais voir le patron, dit l’ouvrier. Je me suis attardé à la cantine et…
— Tu t’es trop attardé, mon vieux, il est parti.
— C’est embêtant, gémit le type. J’aurais voulu un acompte sur ma quinzaine.
— En effet, dis-je c’est ennuyeux, parce que demain il a à faire il ne viendra peut-être pas de bonne heure.
— Toutes les veines, quoi ! conclut l’homme. Et je suis raide à blanc.
— Écoute, répondis-je, je vais te prêter mille balles. Tu me les rendras lorsque tu auras touché ta paye.
— Ça colle, tu me rends un fier service.
Il encaissa les mille balles, nous souhaita le bonsoir et disparut dans la nuit.
— Heureusement qu’on l’a rencontré, celui-là ! grogna Bams.
— Ça n’y changeait rien. La cabane est barricadée, la lumière est éteinte et ce n’est pas Portal qui viendra lui ouvrir.
Cependant nous arrivions au pavillon bas, un peu à l’écart, où se tenait le feldwebel Männing. La sentinelle, voyant que nous nous dirigions résolument de son côté, nous demanda ce que nous voulions.
Elle parlait un français approximatif mais arrivait quand même à se faire piger.
— On vient rapporter les plans de M. Portal.
— Entrez. C’est la porte au fond.
On pénétrait dans une espèce de hall éclairé par deux lucarnes et qui ne servait strictement à rien. Il n’y avait même pas une chaise.
— Attends-moi ici, dis-je à Bams, avec un nouveau clin d’œil. Pas besoin d’y aller à deux.
Je frappai à la porte qui s’ouvrait au fond. En allemand une voix m’ordonna d’entrer. Je ne me fis pas prier.
J’étais dans le sanctuaire. Il était chichement meublé d’une table de bois blanc, d’une table à dessin et d’un classeur mural. Mais il y avait des cadenas aux fenêtres et, dans un coin, un lit de camp. Ce type devait coucher là.
— Qu’est-ce que vous voulez ? grogna-t-il.
— M. Portal s’excuse, il n’a pas pu venir. Il m’a chargé de vous remettre les plans. Les voici.
— Vous auriez quand même pu venir plus tôt. Vous êtes les derniers aujourd’hui. Vous arrivez avec plus d’une demi-heure de retard sur la Société d’Entreprise qui a pourtant l’habitude d’occuper cette place.
Il se tourna vers le mur, ouvrit un casier du classeur et y jeta le document. J’en profitai pour sortir vivement mon revolver et le braquer. Quand il se retourna il se trouva nez à nez avec le petit œil noir menaçant de mon Colt.
— Bams ! criai-je.
Le feldwebel leva lentement les mains. Il était blanc comme le mur. Mais ce n’était pas de frousse, c’était de rage.
— Ça y est, dit mon pote en revenant, il a son compte, le frangin.
Je n’avais rien entendu.
— Qu’est-ce que vous désirez ? demanda l’Allemand.
— Vous le demandez ? dis-je en souriant, les plans, parbleu. Et si vous faites le moindre geste ou si vous poussez le moindre appel, je vous abats comme un chien.
Bams avait tiré le cadavre dans l’entrée et fermé la porte.
— Fais-moi passer les papiers, lui dis-je.
Je les fourrai vivement dans la poche de ma canadienne.
— Vous avez pu constater, continuai-je, que pour ce qui est du respect de la vie humaine, mon pote et moi on est aussi calés que vous sur la question.
D’un signe de tête je désignai l’entrée où se trouvait le cadavre du soldat allemand.
— Aussi, je vous engage à être raisonnable et à agir ainsi aux mieux de vos intérêts. Ne bougez pas de ce fauteuil et n’ayez aucune crainte. Mon copain, va vous bâillonner et vous attacher afin que nous ayons le temps de mettre les voiles.
Bams passa derrière lui, lui colla son mouchoir dans la bouche, attacha le tout avec une de ces serviettes éponges verdâtres réglementaires qui traînaient dans tous les camps allemands puis se mit en devoir de saucissonner le feldwebel.
— Vous avez été très gentil, dis-je. Je m’excuse d’être obligé de vous laisser dans le noir en tête à tête avec un cadavre mais je ne peux pas faire autrement.
L’air était, dehors, d’un calme bucolique. Quelque part, très loin, de l’autre côté du terrain, on entendait gronder un moteur d’avion. Des lucioles s’agitaient, au bout de l’ombre.
Et tout à coup un clairon se mit à lancer des notes rauques précipitées, désespérées. Lorsqu’il cessa je pus discerner, très haut, le léger bourdonnement, comme d’un moustique, d’un groupe d’avions.