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Je connaissais, depuis le temps, presque toutes les sonneries militaires allemandes. Mais celle-là, c’était la première fois que je l’entendais.

— C’est l’alerte ! hurla Bams. Faut pas rester là !

Il se mit à courir vers les limites de l’aérodrome.

Presque aussitôt, du côté de la butte, de longs éclairs jaillis du sol zébrèrent le ciel noir. Derrière nous, une autre batterie se mit aussi à cracher cependant qu’un long faisceau lumineux balayait la nuit et s’élançait vers les étoiles. Ça claquait de tous les côtés, maintenant. On percevait quatre coups sourds, énormes, qui emplissaient le ciel, puis quatre autres. Toutes les batteries étaient déchaînées.

En l’air les étoiles éclataient.

Nous avions atteint une tranchée, Bams et moi, et on s’était jetés dedans. Autour de nous l’air vibrait. Ça nous rappelait d’autres souvenirs, cinq ans plus tôt, ensemble, côte à côte, dans les Vosges. Avec la différence que nous portions un uniforme.

Les yeux en l’air nous suivions passionnément le sanglant feu d’artifice. Soudain il y eut une brève étincelle, suivie d’un petit crépitement que l’on pouvait entendre parfaitement, pendant les silences de la canonnade. Puis une flamme grandit, dégringola de plus en plus vite, en sifflant, comme un météore. Elle disparut, sembla-t-il, derrière l’horizon. Un choc sourd, une explosion, plus rien.

— C’est un mec qui s’est fait descendre ! hurla Bams.

— Je le sais bien, répondis-je.

Mais presque au même moment le bruit des moteurs s’amplifia au point qu’on entendit parfaitement le sifflement, différent de l’autre, que font les bombardiers en passant. Une flamme immense jaillit du sol, vers l’emplacement de la batterie antiaérienne. Un coup qui fit trembler la terre. Une deuxième explosion et la batterie se tut, ses quatre canons réduits au silence.

L’escadrille passa au-dessus de nous, majestueusement. Et alors, messieurs, quelle valse ! Ça pétait dans tous les coins. Les explosions, le long du terrain, se succédaient, en chapelet. Boum, boum, boum, boum ! et vas-y donc, c’est pas ton père.

On était tellement médusés, Bams et moi, qu’on ne pensait même pas à rentrer la tête à l’abri du pare-éclats. Nous étions fascinés par les pas de géant des bombes qui arrivaient sur nous à une vitesse prodigieuse. Soudain, je me sentis soulevé de terre, aveuglé, lancé en l’air. Il me semblait que le bruit incroyable avait fait éclater ma tête et mes poumons. Je me retrouvai pourtant étendu au fond de la tranchée, intact. La charrue diabolique était déjà loin. Je secouai Bams. Il n’avait rien non plus, sauf qu’il saignait du nez.

— Elle n’a pas dû tomber loin, celle-là, dit-il d’une voix tremblante.

La vague était passée. Soudain ce fut le silence. On entendit alors dérisoire, le crépitement d’une mitrailleuse. Fallait que le mec qui se servait de ça soit drôlement gonflé. Les avions étaient déjà loin que les fusées éclairaient encore le terrain d’une lueur lunaire.

On commençait à se rassurer lorsque le bruit des moteurs emplit l’air de nouveau. Une fusée descendait doucement, dans son parachute, puis une deuxième. Et en avant la musique, le badaboum recommença.

Je vis le hangar prendre un coup de plein fouet. Il s’écroula avec fracas. Et tout à coup, à la place de la baraque que nous venions de quitter, celle du feldwebel Männing, je vis un énorme champignon vénéneux blanc et rouge.

Quelque chose passa en sifflant au-dessus de nos têtes et alla tomber derrière nous. C’était un morceau de planche qui venait du baraquement, à plus de trois cents mètres de notre tranchée. S’il nous avait empégués il nous décapitait.

Ce coup-ci, les avions prenaient le terrain en sens inverse. Ils dessinaient une sorte de croix. Comme ils passaient parallèlement à notre tranchée nous pûmes voir toutes les explosions et tous les ravages que ça peut faire. Lorsqu’une fusée s’éteignait deux autres étaient en train de brûler. On y voyait comme en plein jour.

Ma gorge était sèche et j’avais l’impression d’avoir du feu dans mes poumons. Chaque explosion faisait un tel déplacement d’air qu’elle me coupait la respiration. Vers l’étang, un hangar flambait. Ça achevait de composer une vision d’enfer.

Les bombardiers passèrent encore deux fois sur l’aérodrome tranquillement, sans que personne les dérange, puisqu’ils avaient pris soin de liquider d’abord, par des coups au but, les batteries qui pouvaient les gêner, et s’en furent enfin. Ils avaient perdu un appareil mais les Boches en avaient perdu bien davantage. Ils avaient dû clouer au sol la plupart des avions de la base. Quant au terrain, ce n’est pas dur, il était inutilisable.

Les Allemands ne sortirent pas tout de suite de leurs abris. Quand ils jugèrent que le bal était bien fini, ils consentirent à reprendre leur vie de surface. Ils allumèrent les projecteurs qui fonctionnaient encore et le désastre apparut dans toute son ampleur. La piste était mouchetée de trous comme un visage qui a eu la variole. Il en était criblé. Pour qu’un avion puisse à nouveau démarrer de là il faudrait des mois, peut-être des années. Il faudrait y amener une véritable armée de scrapers et de bulldozers. Conclusion, mes plans, que j’avais eu tant de mal à faucher, s’avéraient inutilisables. J’arrivais trop tard.

Nous sortîmes de la tranchée tout courbaturés. Nous enlevâmes le plus gros de la boue qui couvrait nos vêtements et Bams, crachant dans son mouchoir, fit disparaître les traces de sang de son visage.

— Pourvu qu’ils n’aient pas mouché la bagnole, grogna-t-il. On serait jolis garçons !

Le clairon sonna à nouveau ses mêmes notes tristes. C’était la fin de l’alerte.

Par bonheur, la bagnole était intacte. Au quart de tour elle répondit. On grimpa dedans et on se dirigea vers la sortie, à toute pompe. Les sentinelles, qui venaient à peine de sortir de leurs abris, nous arrêtèrent. On dut leur expliquer, mi-boche, mi-français, qu’on avait été retardés au bureau et surpris par l’alerte.

— Ah ! dit l’un d’eux, en hochant la tête, gross alarm. Viel kamera den kaputt !

Oui, mon pote, notamment le feldwebel Männing et sa foutue baraque et ton copain qui était dedans.

Nous leur serrâmes la main, histoire de compatir, et nous prîmes le chemin de Montpellier le plus rapidement possible. Dans un sens, ce bombardement, ça nous arrangeait. On ne découvrirait probablement jamais que les plans avaient été volés, ni l’assassinat de la sentinelle, ni le saucissonnage du feldwebel.

Ce qu’on découvrirait seulement, c’est cette salope de Portal, la gorge tranchée, assis dans son fauteuil, et si gentiment égorgé qu’on se demanderait avec admiration qui pouvait bien être le spécialiste. Ça nous laissait un certain répit. De toute manière le crime ne serait pas découvert avant le lendemain. À moins que la femme ou la fille, ne voyant pas rentrer cette bourrique, s’imaginent qu’il ait été mouché dans le bombardement et viennent aux nouvelles. Mais qu’est-ce qu’elles découvriraient ? Rien de suspect. La porte était fermée comme tous les soirs, les lumières éteintes et j’avais la clef dans ma poche. Ça me fit penser qu’il fallait que je m’en débarrasse, on ne sait jamais. Si je me faisais croquer avec ça sur moi, on m’accuserait tout de suite du crime.

Je demandai à Bams de nous arrêter devant un bistro.

— J’ai envie de boire un verre, dis-je, et je veux me débarrasser du rossignol.

On s’arrêta devant une boutique, on entra. Pas un chat et le silence. Excepté la voix ample des sirènes avec leur chant lugubre.