— Qui est ce Franz ? demanda le faux libraire.
— Trop long à vous expliquer. Vous le demanderez à Mordefroy.
— Mordefroy ! dit le type, avec un sourire amer. Il n’y a plus de Mordefroy.
— Qu’est-ce que vous dites ?
— Il s’est fait piquer par les Boches. Ils l’ont fusillé. Il paraît que lorsqu’ils l’ont amené au poteau c’était une loque. Ils lui avaient arraché les ongles et crevé les yeux. C’est fou ce que cet homme-là a pu résister. Il n’a pas dit un mot. Ils n’ont rien pu en tirer. Ce sont les hommes qui commettent ces tortures dont vous avez pitié.
— Je n’ai pitié de personne spécialement, je constate. Mais là vraiment, vous me coupez bras et jambes. Vous ne pouvez pas savoir ce que ça me fait. Ça me remue les tripes, voilà.
Pauvre Mordefroy ! Voilà un gars que je n’étais pas prêt d’oublier avec son allure de professeur retraité, ses vêtements de pauvre et son regard brillant de lucidité. Il m’avait sauvé la vie. Ce sont des choses qui ne se laissent pas oublier. Chaque fois que je verrais passer un de ces pauvres bougres avec une pelisse fanée, c’est à lui que je penserais. J’en avais maintenant, du monde à venger, beaucoup trop de monde pour continuer à faire de l’espionnage. Je me sentais le besoin d’une lutte plus directe, au grand jour, en plein soleil, debout dans le vent avec la chanson des balles autour de moi.
— En somme, dis-je, toute cette histoire n’a servi à rien puisque les plans arrivent trop tard.
— Eh non ! répondit le jeune homme, c’est un échec sans en être un. Les Français nous ont doublés, voilà tout. C’est probablement eux qui ont été renseignés les premiers et qui sont venus bombarder Fréjorgues. Il faut vous dire que chaque service de renseignements est autonome. On ne marche que rarement la main dans la main sur de très grosses affaires. L’Intelligence Service travaille de son côté, le Deuxième Bureau de l’autre et nous tout seuls. Il n’est pas jusqu’aux Belges qui aient un service dont nous ne savons rien.
— Je comprends.
— Bon, reprit l’agent secret, voici la somme dont vous aviez convenu avec Bodager. Maintenant vous pourrez vous reposer quelques jours. Pour l’instant je ne vois rien à vous demander. De temps en temps, tout de même, téléphonez au caïd pour savoir s’il n’a pas la fameuse édition de Saint-Simon. S’il a quelque chose, il vous dira d’aller le voir.
— Entendu.
Nous sortîmes. Dehors une petite pluie fine s’était mise à tomber. Un parfum mouillé montait du jardin désert. Dans le ciel, on ne voyait pas une seule étoile.
Chapitre 7
— De toute manière, dis-je à Bams, cette nuit nous sommes tranquilles. Ce serait bien le diable si on venait nous chercher des crosses. Ils ne trouveront pas avant demain matin le cadavre de Portal. Quant à celui du soldat égorgé et du feldwebel, c’est fichu. Ce type-là était le seul qui pouvait parler et nous accuser. Avant qu’on puisse faire une enquête sérieuse il se déroulera pas mal de temps. Et de toute manière je ne tiens pas à me balader la nuit, même en bagnole. Après le couvre-feu, c’est trop dangereux. Si tu veux m’en croire, nous irons coucher à Palavas et nous appareillerons demain à l’aube.
— Il faut nous grouiller, répondit Bams. Les onze heures ne sont pas loin. En plus, j’ai une faim de loup. Moi, les aventures, ça me creuse. On dînera chez Nestor. Il nous trouvera bien quelque chose à nous mettre sous la dent.
— D’accord.
On fit quand même halte dans le bar où on s’était rencontrés, histoire de boire l’avant-dernier pastis, car le dernier ce serait à Palavas. Le patron n’en revenait pas de nous voir encore à l’apéritif. On lui expliqua qu’on avait eu pas mal de boulot pour préparer la paye des ouvriers. D’ailleurs il n’était pas curieux, il s’en foutait.
Chez Nestor on profita d’un reste de bouillabaisse et d’un rôti de mouton. On but deux ou trois cognacs puis chacun alla se coucher. Il n’était pas question de se noircir. Naturellement, on se garda bien de faire part de nos projets au patron.
Bams avait fauché suffisamment d’essence aux Allemands pour en avoir chez lui un fût de cinquante litres. On le hissa comme on put à l’arrière de la bagnole, et en route. Six heures sonnaient comme on quittait Palavas.
C’était une aube transparente, avec des promesses de soleil. L’air était parfumé par les odeurs de marée et d’iode qui montaient de l’étang, de chaque côté de la route.
— C’est pas tout ça, dit Bams, quand nous fûmes en vue du pont de Lattes. C’est bien joli de partir. Encore faut-il savoir où on va.
— J’ai bien une idée, pour ma part, répondis-je, mais je ne sais pas si elle te plaira. C’est une question d’opinion personnelle.
— Dis toujours.
— J’ai envie de monter à Sournia, tu sais où c’est ?
— Naturellement, je sais où c’est ! s’écria Bams. Tu as déjà oublié que je suis catalan ? C’est du côté de chez moi, ça.
— C’est vrai, au fait. Eh bien, à Soumia il y a un maquis.
— Il y a longtemps que je le sais. C’est de notoriété publique. Tu veux te fourrer là-dedans ?
— Oui, avouai-je, j’en ai soupé de la guerre clandestine. Tu restes des deux mois sans mouvement, comme ce coup-ci, et ensuite quand on fait l’affaire, c’est du vent, on se casse le nez, on arrive trop tard.
— Ce sont les risques du métier. Mais ce n’est pas si mal que ça. Tu as oublié trente-neuf ? Ça ne t’a pas guéri du casse-pipe, ce que nous avons passé ?
— À ce moment-là, ce n’était pas comme aujourd’hui, j’étais bien moins gonflé, je n’avais pas vu tout ce que j’ai vu, toutes les vilenies, tous les abus et tous les crimes. Il y a trop de salauds, qu’est-ce que tu veux que je te dise. Quand j’y pense, ça m’étouffe. J’ai envie de prendre une mitraillette, de me coller sur une place publique et de tirer jusqu’à ce que je sois seul au milieu d’un cercle de macchabées. Je crois que ça, ça parviendrait peut-être à me calmer.
— Alors toi, on peut dire qu’en effet tu es mûr pour la guérilla. Mais tu ne sais même pas comment ça se passe !
— Ne t’en fais pas. S’agit certainement pas d’être sorcier. Il suffit de savoir se servir de ses armes et là, excuse-moi, je suis un peu documenté.
Je n’osais pas lui avouer aussi que si je partais là-haut, c’était surtout pour retrouver Consuelo. J’étais un peu jaloux. Consuelo au milieu de ce groupe d’hommes, ça me faisait mal au ventre. C’était fatal qu’elle finirait par me tromper, si ce n’était déjà fait. Il n’y a rien d’exaltant comme les senteurs forestières et l’air pur des hauteurs. Or, je suis d’un tempérament très exclusif. Même trop.
— Soit, dit Bams, allons à Sournia, on verra bien. Mais ils ne nous connaissent pas là-haut, ils vont peut-être nous recevoir à coups de flingue ?
— Ne t’en fais pas. On leur donnera le mot de passe. Il suffira d’aller le chercher chez Francis. Pas moi, par exemple, parce que ça se trouve juste devant la caserne de la Milice et, après tout ce que je leur ai fait endurer, à ces fumiers, ce n’est pas le moment d’aller se pavaner devant leur porte. Ils ont l’esprit mal fait, ils croiraient encore que je me fous d’eux.
— Comment qu’on va faire, alors ?
— C’est très simple. Je t’attendrai à la sortie de la ville, sur la route de Prades, je te donnerai le mot de passe entre Francis et moi et tu iras de ma part le lui demander.