À midi et demi on était à Perpignan. On avait fait halte à Béziers pour prendre un casse-croûte, car on commençait à avoir faim, avec juste une tasse de café comme ersatz dans le bide depuis notre départ de Palavas.
Il faisait un temps splendide. Pas un poil de vent. La bagnole ronflait que c’en était une bénédiction. Dans les vignes nues, des hommes poussaient la charrue. La vie continuait, immuable depuis des siècles, de l’homme qui, à travers tous les tournants de son histoire, a dû se pencher sur le sol pour croûter. Parce que c’est bien joli, la politique, mais faut pas se laisser aller. La tripe a des exigences impérieuses.
Tout se passa comme prévu. Francis eut confiance et donna le mot de passe. Il s’agissait de demander à un bistrot de Sournia de vous indiquer la sortie.
On arriva sur place à trois heures de l’après-midi. On avait encore deux heures de lumières, mais, dans ces montagnes, le soleil bascule brusquement derrière l’horizon, l’ombre descend dans la vallée et il fait tout de suite froid.
On eut toutes les peines du monde à dégotter le fameux bistrot. C’était une grande maison paysanne, toute grise, avec des portes basses et qui, en fait, ne faisait bistrot que le dimanche. C’était plutôt une auberge qu’un bar américain, ça oui, et même presque une écurie. Dans la grande salle, il y avait deux longues tables encadrées de bancs, un peu comme dans la taverne d’Avallon où je m’étais ravitaillé en essence à mon retour de Paris.
Un long type maigre, tordu comme un sarment, entra dans la pièce et nous demanda ce qu’on voulait.
À tout hasard on demanda un apéritif quelconque.
Tandis qu’il se penchait sur moi pour me servir, je murmurai :
— Dites-moi, est-ce que vous pourriez m’indiquer la sortie ?
Il me regarda d’un air grave.
— Bien sûr, répondit-il. C’est Francis qui vous envoie ?
— Oui.
— Écoutez, dit-il, aujourd’hui ce n’est pas possible, les gars ne descendent ici que le matin. Le mieux que vous ayez à faire c’est de coucher ici. Vous monterez avec eux en voiture.
— J’aime mieux pas, répondis-je. J’ai remarqué une gendarmerie au bord de la route et ça ne me dit rien qui vaille. Des fois on tombe sur des bons, des fois c’est le contraire. D’autant plus qu’on a une bagnole.
— Je ne veux pas vous forcer la main, dit le paysan. C’est un conseil que je vous donne. Maintenant, si vous voulez grimper tout seuls, à votre aise.
— On préfère.
— Eh bien, vous montez toujours. Quand vous serez sortis du village, c’est le deuxième chemin forestier sur votre droite.
— Ça colle, dis-je, allons-y.
— Et n’oubliez pas de vous arrêter aux sommations et de donner le mot de passe. Ces temps-ci, ils sont nerveux, les gars, ils vous fusillent un type comme qui couillonne.
— Vous en faites pas pour nous, répondis-je. On en a vu d’autres.
Je payai et on se mit en route. Effectivement, dans le deuxième chemin sur la droite, on voyait des traces de pneus. On s’enfonça cahin-caha dans le sous-bois que l’ombre déjà envahissait.
On avait à peu près fait un kilomètre de cette manière lorsqu’on entendit un coup de sifflet.
Aussitôt, deux types jaillirent des fourrés, devant nous, mitrailleuse en batterie.
— Halte !
Bams obéit.
— Descendez, continua le gars, et les mains en l’air.
On ne se le fit pas dire deux fois.
Derrière la voiture se tenaient d’autres types. Certains portaient l’uniforme français, d’autres celui des camps de jeunesse, d’autres étaient plus simplement en civil. L’un d’eux était même coiffé d’un casque, mais tous avaient un brassard tricolore autour du bras gauche avec les trois lettres FFI brodées en noir sur le blanc.
— Qu’est-ce que vous venez fiche ici ? demanda le plus âgé d’une voix rogue.
— Qu’est-ce que vous voulez qu’on vienne fiche ? Ce que vous faites vous-même. On a besoin de vacances, Bams et moi. L’air d’en bas est malsain pour nous. Il s’en est même fallu de peu qu’il sente le renfermé.
— Qui c’est qui vous envoie ?
— Un mec qui nous a dit de nous faire indiquer la sortie.
— Ah ! bon. Vous connaissez déjà quelqu’un ici ?
— Peut-être. Consuelo et son frère Raphaël.
— Consuelo ?
— Oui. Tu lui diras que Maurice est de retour au pays. Et, pour le cas où elle m’aurait oublié, ce qui m’étonnerait, tu lui diras aussi que c’est celui qui a descendu le chef de la Milice à Perpignan.
— Sans blague ? dit le mec en me regardant.
— C’est comme on te le dit. Amène-nous au camp, on verra bien.
— On y va, t’en fais pas. En route.
Et nous voilà partis, Bams et moi au milieu, comme de bien entendu, avec dans le dos le chatouillement désagréable du canon des mitraillettes.
Le camp, si on peut l’appeler ainsi, c’était une ferme à moitié délabrée que les fermiers habitaient encore. À cinquante mètres de là il y en avait une autre. Comme les dépendances étaient grandes et les paysans fauchés, il y avait assez de place pour loger une quarantaine de personnes. Ça faisait un remue-ménage quand même assez appréciable, allées et venues, discussions et engueulades. Tous ces gens paraissaient énervés à l’extrême. Faut dire qu’il y avait de quoi. C’était une vie absurde, un retour non pas à la terre comme le préconisait l’autre fantoche, mais à la vie primitive la plus crue. Il y avait là quatre femmes et deux gosses qui faisaient la cuisine pour tout le monde. Les paysans, eux, pareils aux Chouans, partaient cultiver leurs terres avec le fusil sur l’épaule, mais ils s’en servaient pour chasser beaucoup plus que pour autre chose. C’était d’ailleurs fort imprudent car, dans ces parages déserts, si les cognes ou les Boches étaient montés et qu’ils aient aperçu ces animaux avec leur pétoire ils se seraient fait descendre comme des lapins.
— Attendez-nous ici, dit un des partisans. Deux d’entre eux se détachèrent et entrèrent dans une des maisons. Ils en ressortirent peu de temps après accompagnés d’un gros type d’une quarantaine d’années et d’une jeune fille que je n’eus pas besoin de regarder deux fois pour reconnaître.
Elle traversa l’aire en courant et se jeta dans mes bras. Elle ne portait plus de maquillage et elle était encore plus belle ainsi, si c’était possible.
— Maurice ! disait-elle, Maurice ! Tu es revenu. Tu sais, je n’espérais plus te revoir. La dernière fois que je suis allée te rendre visite à Montpellier, j’ai failli me faire prendre au retour. Mon frère n’a plus voulu que je descende plus loin que Prades et même il trouve que c’est imprudent. Et toi comment vas-tu ? Qu’est-ce que tu as fait ? Comment se fait-il que tu viennes nous rejoindre ? Et Raphaël qui n’est pas là !
Elle parlait, y avait plus moyen de l’arrêter. Elle faisait à la fois les questions et les réponses.
— Hé, dis-je en riant, laisse-moi au moins le temps de m’expliquer. On a fait un petit travail, Bams et moi, à Montpellier, et on a décidé de se reposer un peu parce qu’en bas on commençait à être mal vus.
— Vous le reconnaissez ? demanda le gros type qui s’était rapproché.
— Je pense bien que je le reconnais ! s’écria-t-elle. Je l’ai vu au travail, moi, ce garçon.
— Alors c’est parfait. Ils seront des nôtres.
— Tu vas rester toujours, Maurice ?
— Non, répondis-je nettement. Je suis venu pour quelques jours à peine.
Bams me regarda avec surprise.
— Mais… commença-t-il.
— Il n’y a pas de mais. Tu sais bien qu’on a encore un petit boulot à faire dans quelques jours.