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Il écarta les bras avec résignation. Il n’y comprenait plus rien.

Seulement moi j’avais compris. Il m’avait suffi de voir cette installation minable, cet armement approximatif et le décor sauvage du coin pour comprendre que je ne ferais pas de vieux os ici. Je n’étais pas fait pour la vie champêtre, c’est trop toujours la même chose. Je suis un homme des villes, il me faut l’ambiance et l’animation des bars, les rues grouillantes, les coups de trompe des autos. C’était peut-être bien joli, le gazouillis des oiseaux, le premier jour, mais après, la barbe. Je ne voulais pas faire de promesses que je serais incapable de tenir.

Nous fûmes reçus à bras ouverts par tout le groupe à qui les effusions de Consuelo avaient donné confiance en nous. On fit, le soir, une sérieuse bombe pour fêter ça. On acheva de liquider les trois bonbonnes de pinard qui restaient.

Naturellement, il n’y avait pas d’électricité et, dans la grande salle de la ferme, chichement éclairée par deux lampes à pétrole, nous avions tous des airs de routiers moyenâgeux. Et de sales gueules, naturellement. On aurait dit une réunion de malfaiteurs. Si les journalistes avaient vu ça, ça les aurait confirmés dans leurs opinions imbéciles.

À part ça, on bouffait bien.

— C’est un grand jour, demain, dit soudain Badias, le chef du groupe. On va vous faire assister à une petite séance de choix.

— Qu’est-ce que vous allez faire ?

— On va fusiller un gendarme, dit quelqu’un.

— Fusiller un gendarme ? dit Bams, qu’est-ce qu’il a encore fait ?

— Il a arrêté un jeune qui montait pour nous rejoindre et il l’a remis aux mains des Allemands. On a l’habitude de faire payer ces trucs-là.

— C’est juste.

On causa encore un moment, mais comme tout le monde en avait marre et tombait de sommeil, eux parce qu’ils n’étaient pas habitués à se coucher tard, nous parce qu’on avait très mal dormi la nuit dernière et qu’on s’était tapé dans la journée une sérieuse randonnée, on décida d’aller se coucher.

Le fermier tint absolument à nous avoir comme invités. Bams alla coucher dans une resserre où le pauvre diable mettait ses pommes et moi j’eus droit à une vraie chambre, en tant que « fiancé » de Consuelo.

Je commençais à m’assoupir lorsque quelqu’un entra à tâtons dans ma chambre.

— Querido !

C’était Consuelo. Elle était nue. Elle se glissa dans mes draps et j’oubliai instantanément ma fatigue.

Quand je pense que, de la chambre à côté, on entendait tout ce qui se passait, je pense que le fermier dut bien rigoler et que cette nuit-là il en fit sans doute autant à sa femme.

*

Je commençais à être sérieusement gelé. Il y avait deux heures que nous marchions à travers les fourrés et les hautes herbes, luisantes d’eau, avaient trempé le bas de mes pantalons. Nous étions partis à l’aube et nous marchions vers Molitg-Village, la mitraillette sur le bras, en cas d’histoire, et la grenade à la ceinture, répandus en tirailleurs à travers la forêt. Et tout ça pour fusiller un gendarme. Je vous demande un peu ! Comme s’il fallait s’y mettre une vingtaine. Ils n’étaient que deux cognes, dans ce bled-là. À nous deux, Bams et moi, on aurait fait autant de travail. On le leur avait proposé, d’ailleurs, aux petits copains. On les en aurait débarrassés dans les deux heures et pas seulement d’un seul, mais des deux, s’ils l’avaient exigé.

— Non, avait dit Badias, nous ne sommes pas des assassins, ce n’est pas du tout comme ça qu’il faut s’y prendre. D’ailleurs nous voulons faire quelque chose de spectaculaire, de manière que ceux qui seraient tentés d’en faire autant réfléchissent avant d’agir.

— Vous êtes des naïfs, ai-je répondu. Vous ne détruirez jamais entièrement la race des salauds. Eux aussi ont été créés et mis au monde par la volonté divine. Ne vous imaginez pas qu’en tuant quelques-uns d’entre eux vous obtiendrez un résultat. J’ai essayé. Vous en esquintez un, il en vient dix. Vous descendez ces dix, il en vient cent. Les salauds ont la vie dure. Je vous parle par expérience.

Mais il n’y avait rien eu à faire et ils avaient voulu s’en tenir à leur décision. Ce qui fait qu’on était une vingtaine d’hommes sur le sentier de la guerre.

Des hauteurs où nous étions, on distinguait le château démantelé dans son île, au milieu du torrent, et cette voix grave que l’on entendait, c’était le bruit de la cascade.

On surplombait la place du village. Elle était déserte.

— En avant, dit Badias, tout est calme, on ne risque rien.

On écarta vivement les branchages et on descendit sans se gêner. Déjà, on apercevait la gendarmerie que l’on reconnaissait à ses écussons tricolores. Nous débarquâmes tous les vingt sur la place… et à cet instant précis, une mitrailleuse se mit à crépiter. Je vis Badias porter la main à se poitrine et tituber, tandis que deux ou trois copains mordaient la poussière.

— En arrière, hurlai-je.

D’un seul bond je fus dans le bois et je me jetai à plat ventre derrière un rocher. La plupart des partisans en avaient fait autant. Seuls quatre ou cinq hommes dont le chef, gisaient sur la route, au milieu des bouses de vache. La mitrailleuse avait suivi notre retraite et hachait les branches, au-dessus de nous.

— Planquez-vous et ne bougez plus, criai-je. Ils finiront bien par s’arrêter !

Ce que j’aurais bien voulu savoir, par exemple, c’est à qui appartenait cet engin de mort. Étaient-ce des Allemands ? Ça m’aurait étonné. Ce n’étaient pas les gendarmes, en tout cas. Ce qu’il y avait de certain, c’est que le tireur était embusqué dans la gendarmerie. Pas de doute là-dessus. On nous avait canardés du premier étage, presque à bout portant.

Il fallait que ces vaches-là soient rencardés sur ce qui les attendait. Ils avaient dû demander du renfort. Mais à qui ? C’était là tout le problème — avec celui naturellement qui consistait à entrer dans la baraque et à leur mettre à tous la plus belle frottée qu’ils aient jamais reçue, et de telle manière qu’ils n’aient plus l’occasion d’en recevoir d’autres. Je rampai dans l’herbe haute vers un observatoire plus commode.

— Eh, Bams ! appelai-je à voix basse.

— Oui, répondit-il de même.

— Pas touché ?

— Non. Et toi ?

— Moi non plus. Passe de l’autre côté et amuse-les. Je vais essayer de les avoir par la bande.

— Ça colle.

Je l’entendis ramper et s’éloigner. La mitrailleuse avait arrêté son tir. Ils devaient essayer de nous repérer. Moi, j’étais trempé jusqu’aux os, du coup, y compris la poitrine, et la rage me faisait trembler.

À trente mètres plus bas, je vis Bams se dresser, casser une branche, comme s’il fuyait, puis se jeter à plat ventre. Aussitôt la crécelle recommença à donner.

Je dégoupillai vivement une grenade, je comptai jusqu’à trois. Elle partit avec son petit crépitement et éclata juste en arrivant à la fenêtre.

La mitrailleuse s’arrêta et il y eut des hurlements. Le volet s’ouvrit et la machine que son servant avait abandonnée piqua du nez.

Je bondis en avant, le Colt au poing et me réfugiai dans l’embrasure de la porte. Ce n’était pas un panneau bien solide. Avec quatre coups de pétard dans la serrure, elle s’ouvrit toute seule. Déjà, les partisans couraient sur mes talons et entraient en même temps que moi dans la gendarmerie. Il y avait un escalier, je le grimpai quatre à quatre, enfonçai la porte de contre-plaqué d’un coup de pied. J’étais animé, ma parole, du génie de la destruction.

C’était la fameuse chambre. Devant la fenêtre, deux miliciens étaient étendus sur le sol. Ils avaient leur compte. Un gendarme, debout, le ceinturon défait, plié en deux, se tenait le ventre avec une grimace de douleur. Il avait reçu un éclat dans le ventre. En d’autres termes, il était foutu. On ne survit pas plus de trois heures à ce genre de blessure et on était trop loin pour le soigner. Au reste ce n’était pas nous, avec nos bagnoles, qui allions l’amener à Perpignan, ah mais non ! Avec sa mentalité de pourri qui l’avait incité à arrêter un jeune et à faire appel à des miliciens pour tirer sur des Français, on était tranquilles sur ce qui nous attendait en bas si on avait commis cette imprudence.