Выбрать главу

Navrée, je l’étais plus que n’importe qui. Avoir mis tout son cœur, toute son ingéniosité dans la préparation de cette soirée et la voir tourner ainsi, c’était pénible, avouez ?

À bout de nerfs, je suis sortie. La nuit sentait le triste et elle était gluante comme toutes les nuits d’hiver de par ici. Une vapeur blanchâtre flottait dans la rue et tout brillait bizarrement comme des bêtes mouillées. Les autos des invités s’alignaient jusqu’au perron dans l’allée sablée, à la queue leu leu, pare-chocs contre pare-chocs. Je suis allée les voir de près pour me changer les idées ; il y avait du givre sur leurs toits et leurs pare-brise. Comme c’était l’intérieur surtout qui m’intéressait, je grattai la pellicule de gelée avec l’ongle afin de pouvoir regarder. Je n’avais que ma pauvre robe noire sur le dos, et pourtant je ne sentais pas le froid ! J’allais de voiture en voiture, m’efforçant de m’intéresser à elles pour calmer cette fureur intérieure qui me faisait grelotter.

Et voici que je distingue deux ombres accroupies dans la troisième auto. Mon premier réflexe ç’a été la peur, j’ai pensé que des voleurs pillaient les voitures pendant la fête et qu’à mon apparition ils s’étaient dissimulés dans l’une d’elles. À bride abattue, je suis revenue à la maison. Mon danseur s’était remis debout et il administrait de grandes bourrades joyeuses à Monsieur. Il trouvait ce crochet à la mâchoire de la dernière drôlerie. Jess riait aussi, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

— Monsieur, venez vite, je crois qu’on vole les affaires dans les autos !

Il m’a suivie. Une fois en bas du perron, j’ai chuchoté :

— Les voleurs se cachent dans la troisième voiture !

Il a compté, un, deux, trois avec le doigt.

— Celle-là ?

— Oui.

Il s’est élancé. À cet instant j’ai mesuré son imprudence. Si les voyous étaient armés, ils allaient peut-être lui tirer dessus !

— N’y allez pas ! Je vais prévenir le commissaire.

Et j’ai hurlé :

— Monsieur le Commissaire ! Au voleur !

Comme Jess semblait ne pas entendre, je me suis précipitée afin de le retenir, mais il avait déjà saisi la poignée de la portière. L’ouverture des portes, dans ces voitures, déclenche automatiquement le plafonnier. Une lumière blanche a explosé à l’intérieur du véhicule. Jess s’est pétrifié ; moi aussi lorsque j’ai vu le spectacle. Ça n’était pas des voleurs, mais Madame et le général aux cheveux blancs. Ce qu’ils faisaient là, je n’oserais jamais vous le dire. Je pense que tant que je vivrai, je reverrai ces deux têtes hagardes se tourner vers nous, éblouies comme deux chouettes réveillées en plein jour. Leurs figures, à Thelma et au général, on aurait dit qu’on les avait fait bouillir, et que leurs yeux étaient crevés. Le commissaire, accouru à mon appel, regardait aussi et semblait désespéré.

M. Rooland a refermé la portière d’un geste brusque. Cette vision s’est engloutie dans l’obscurité. Jess a eu alors une réaction inattendue : il m’a giflée. Je ne sais pas s’il imaginait que j’avais fait exprès de le prévenir ou bien si c’était seulement pour soulager sa main que la colère démangeait… En me giflant il m’a crié un mot dans sa langue. Je n’ai, bien entendu, pas compris ; mais j’ai su que c’était une insulte au regard qui le ponctuait. Alors le chagrin m’a prise. Un chagrin immense, total, comme je ne croyais pas qu’un être humain pût en éprouver. Je me suis mise à pleurer près de la voiture derrière les vitres de laquelle continuaient à s’agiter deux ombres.

Jess venait de rentrer dans le pavillon. J’ai levé les yeux vers le ciel pour lui montrer mon malheur ; hélas ce n’était plus le ciel clément des Rooland qui moutonnait dans la grisaille là-haut… mais celui, vénéneux, de Léopoldville.

Un ciel hostile qui disait « non » aux hommes. Comme un automate j’ai marché à la barrière. La rue morte avec ses réverbères espacés m’a aspirée.

J’ai retrouvé mon pas flottant « d’avant » pour rentrer à la maison.

CHAPITRE IX

Il devait être au moins deux heures du matin lorsque je me suis arrêtée devant le pavillon d’Arthur. Il y avait belle lurette qu’ils étaient pieutés, maman et lui. J’ai hésité. Ma joue giflée était en feu, mon cœur aussi. J’ai ramassé une poignée de gravier et je l’ai lancée contre les volets de leur chambre. Maman a toujours eu le sommeil léger. Tout de suite de la lumière a filtré par les fentes des volets. Puis un battant s’est entrouvert et j’ai reconnu son petit visage triangulaire et ses cheveux ébouriffés qui tombaient en pluie devant ses yeux.

— C’est moi, maman !

— Mon Dieu ! Quelle heure est-il ?

Ce cri m’a rappelé aux réalités. Si je disais tout à ma mère elle ne voudrait plus jamais que je retourne chez les Rooland, or je commençais à ressentir déjà la nostalgie de « l’île ».

Elle n’avait pas de robe de chambre, maman, mais une vieille pèlerine de son père le facteur qu’elle mettait la nuit lorsqu’elle était obligée de se lever. Pendant qu’elle se préparait, la voix grognon d’Arthur l’interrogeait. Dans le silence nocturne, ce petit remue-ménage de couple éveillé en sursaut avait quelque chose de terriblement gênant.

Enfin elle a ouvert la porte. Je n’étais pas plutôt rentrée qu’elle s’est écriée :

— Qu’est-ce qui arrive, tu as pleuré ?

— Je t’expliquerai demain.

— Ah ! tu te figures ! C’est tout de suite, ma fille, que tu vas me raconter ça !

Quand elle disait « ma fille », vous pouvez croire que ça chauffait. Elle ne m’avait pas appelée ainsi depuis le jour où j’avais fait l’école buissonnière au cours complémentaire. Avec sa chemise de nuit d’honnête femme, en toile blanche, et sa pèlerine usée, elle avait un aspect cocasse. Un vrai dessin humoristique genre Aldebert ou Roger Sam.

— Allez, j’écoute !

On entendait, au-dessus, cet idiot d’Arthur qui enfilait son pantalon et cherchait ses pantoufles sous le lit.

— Dis vite avant qu’Arthur soit là !

— Chez les patrons, il y avait réception… Un invité était un peu saoul… Il a voulu me peloter dans un coin, je l’ai giflé…

— T’as bien fait, a-t-elle admis. Ensuite ?

— Ben ensuite j’ai eu honte… Tu te rends bien compte ? Je suis partie…

— Comme ça ?

— Oui, comme ça ! On ne réfléchit pas dans ces cas-là !

Maman paraissait amère et sceptique. Elle coupait mal dans mon histoire, flairait autre chose et n’osait questionner à cause du pas maladroit d’Arthur qui faisait trembler le mauvais escalier de bois.

Quand il était bien bichonné, Arthur, il faisait déjà minable, mais réveillé en pleine nuit et barbouillé de sommeil il donnait envie de crier. Une chemise de jour lui servait de chemise de nuit. Il gardait éternellement un maillot de corps douteux sur la peau car il avait eu des ennuis autrefois du côté des poumons. Pas rasé, la paupière gonflée et les orteils passant par les trous de ses pantoufles il faisait penser à une photo de « Détective » : le sadique du mois !

Ça faisait plusieurs semaines que je n’avais pas mis les pieds chez nous. De les retrouver si pareils et si médiocres tous les deux, avec leurs pauvres figures de mal nourris, ça m’a serré la gorge. J’ai regretté mon emportement, ma fuite dans la nuit… Non, le pavillon d’Arthur n’était pas un refuge.