— Qu’est-ce que c’est ? a murmuré maman d’un ton peureux.
— Mon mari il est de me dire que c’était pour récompenser Louise du bon travail qu’elle a fait au week-end !
Ma pauvre mère en avait la bouche béante. Je ne sais pas si vingt mille francs ça vous impressionne, vous autres, mais je peux vous dire que chez nous ç’a toujours été une somme. Il y a des gens qui ne font pas grand chose avec deux billets de dix mille. Lorsqu’ils arrivent en surplus à la maison, maman est capable de miracles. Tenez, quand son carnet de bons-primes est plein et qu’elle va le changer contre cinq cents francs de marchandises chez l’épicier, vous ne pouvez pas savoir tout ce qu’elle rapporte !
— Si ma fille est d’accord pour retourner, madame, je ne veux pas aller contre. Chez nous on n’aime pas les histoires.
CHAPITRE X
Elle n’avait pas la voiture et nous sommes retournées à pied jusqu’à « l’île ».
À ma grande surprise, avec son mari ils avaient tout débarrassé et je n’ai plus eu qu’à faire la vaisselle et à frotter mon plancher. Il y avait des odeurs de cuite dans l’air. Le salon sentait le cigare froid, le champagne répandu et aussi le vomi, il faut bien le dire… Thelma s’est abstenue de picoler ce jour-là et m’a aidée consciencieusement, se contentant de griller des Camel en essuyant la vaisselle.
À un moment, c’est dans l’après-midi, je crois, elle m’a demandé :
— Pourquoi vous êtes partie ?
Je l’ai regardée bien en face.
— C’est de vous avoir vu dans la voiture avec ce bonhomme à cheveux blancs. Ça m’a dégoûtée !
— Qu’est-ce que c’est de signifier « dégoûté » ?
— Ça m’a… Ça m’a fait mal au cœur… C’était honteux !
— Ah oui ?
— Oui. Surtout devant votre mari…
Elle a froncé les sourcils.
— Jess a vu ?
— Oui.
Elle ne paraissait pas troublée le moins du monde. Je ne comprenais pas qu’il ne lui en ait pas parlé. C’était un monde !
Pour comble d’impudeur, elle souriait derrière la fumée bleue de sa cigarette. Un sourire en coin, avec juste un œil et le côté gauche de la bouche.
— Il a dû avoir un chagrin terrible, vous ne pensez pas ?
— Jess ? Oh ! non !
— Mais il vous aime ?
— Sûrement beaucoup, oui !
— Eh bien alors…
J’avais une assiette contre ma poitrine mais je ne me sentais plus la force de la frotter.
— Vous êtes une petite fille, vous n’êtes pas de comprendre !
— Je me demande qui donc pourrait comprendre ça !
Elle s’est assise à la table et a repoussé une pile de tasses pour s’y accouder.
— Jess voulait un enfant, nous en avons eu un qui n’est pas venu jusqu’en sa naissance, vous voyez ? Depuis je ne peux plus en avoir, et notre ménage conjugal… On dit comme ça ?
— Oui, si on veut !
— Notre ménage, il est comme une promenade dans un bois en hiver.
« Il n’y a pas de feuilles, pas de fleurs… Juste des branches noires. »
J’avais les larmes aux yeux. J’ai posé mon assiette et je suis allée l’embrasser. On a tous ses misères, vous voyez, même quand on est américain.
Tout a repris, comme avant. Il n’a jamais plus été question de cette vilaine soirée. La seule chose à noter, c’est qu’à partir de ce moment, ils se sont mis à sortir assez souvent le soir. Ils allaient à Paris, au spectacle… On eût dit que, la nuit venue, ils prenaient peur de leur tête-à-tête « d’avant ». Au début, je me couchais, mais comme je n’arrivais pas à dormir, seule dans cette grande maison, je me suis mise à les attendre en lisant.
Ce n’était pas désagréable. Je m’installais sur le canapé du salon, devant la cheminée où flambait un feu de bûches. Parfois, je m’interrompais pour tendre l’oreille aux bruits de la nuit, guettant le claquement lourd de la portière lorsque Monsieur descendait de l’auto pour ouvrir la barrière. Un étrange malaise m’envahissait quand son pas ferme crissait sur le sable de l’allée. Je ne pouvais m’empêcher de toujours songer à cette nuit d’orgie où il avait frappé l’homme qui me manquait de respect et n’avait rien dit en voyant sa femme le tromper. Je ne comprenais pas ce qui s’était passé en lui et ce mystère me taraudait l’esprit.
Dès qu’ils arrivaient, je me précipitais à leur rencontre. Jess aidait sa femme à descendre. Il la suivait, tête basse, jusqu’au perron. Thelma entrait en faisant « Hello, Louise ». Monsieur ne me parlait pas, mais il me donnait une petite chiquenaude sur le bout du nez en me clignant de l’œil et j’étais heureuse. Je crois que c’est pour cette petite tape que je les attendais jusqu’à une heure ou deux du matin.
À cette époque, on eût dit que j’avais comme le pressentiment de ce qui allait arriver. De jour en jour quelque chose se transformait en moi ; je crois, très honnêtement, que c’était ma façon de concevoir la vie. Rien désormais ne me paraissait simple. Chaque seconde de la journée m’apportait son poids d’inquiétude, chaque fait — même le plus humble, le plus quotidien — son problème. Je finissais par me dire que « les dérivés du carbone » ne constituaient pas un jeu et je regrettais ce vertige, ce renoncement volontaire, qui m’avait empêché de les énumérer à l’examinateur impassible.
La nuit où cela s’est produit, il faisait un temps épouvantable. On était à l’avant printemps, début mars… À ce moment-là, vous savez, l’hiver n’est pas tout à fait parti. Il s’éloigne à regret, chassé par les bourgeons gluants et il y a dans l’air un je ne sais quoi de déjà tiède qui vous travaille la peau. Les Rooland se trouvaient à Paris pour assister à un spectacle de ballets. Moi j’ai toujours eu horreur de ça, sans doute à cause de ma phobie des pieds. Il pleuvait et il ventait. Dans la cheminée, ça ronflait de façon sinistre et au premier un volet mal fermé claquait avec violence contre le mur. J’avais peur de monter là-haut pour l’accrocher. Dieu sait cependant que je ne suis pas froussarde, mais ces hurlements désespérés du vent et ces bourrasques de pluie qui se plaquaient contre la façade comme des vagues me tordaient les nerfs. Je me sentais encerclée par des forces mauvaises et j’avais terriblement hâte que mes patrons soient de retour. Comme ce satané volet continuait de battre, je me suis tout de même décidée à aller le fermer. Quand j’ai ouvert la fenêtre, je me suis rendu compte que dehors c’était bien plus moche que les bruits ne le laissaient supposer. Le ciel était terrible : bas, noir, strié de lueurs qui n’étaient pas exactement des éclairs mais plutôt des flamboiements d’incendie. L’orage tournait en rond. Parfois on voyait clairement le paysage, le quartier était là, luisant d’eau, et puis tout se brouillait pour quelques secondes… Le temps de me pencher pour saisir le volet et j’avais le visage ruisselant.
Comme je luttais pour tirer le vantail à moi, il s’est produit au loin une sorte d’explosion formidable qui a retenti longuement avec des rebondissements en cascade. On eût dit qu’une énorme citerne de fer dévalait les escaliers du Sacré-Cœur à Montmartre. Je n’arrivais pas à identifier ce bruit, mais il m’a noué le gosier. En vitesse j’ai ajusté le crochet du volet et je suis redescendue. En bas, tout était tranquille, sauf ce gémissement du vent dans la cheminée. Les bûches flambaient bien, je vous en réponds. J’ai repris mon livre. C’était un roman d’amour qui m’aurait certainement passionnée en temps normal mais dont je n’arrivais pas à suivre les péripéties. J’attendais, comprenez-vous ? J’attendais quelque chose d’indéfini que mon être avait déjà compris. Et c’est venu : la sonnerie stridente du téléphone. Chez les Rooland, il servait peu, juste pour passer des commandes aux commerçants. En tout cas, je ne l’avais jamais entendu sonner en pleine nuit. J’ai regardé l’heure : minuit vingt. Ça venait de maman, ce regard à la pendule. Nous avions besoin, chez nous, de mesurer l’insolite. J’ai hésité. La sonnerie avait quelque chose de funèbre ; à la fin j’ai décroché. Une voix d’homme, que je ne connaissais pas, enrouée par l’émotion, m’a dit :