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— Venez vite à la gare, il vient d’arriver un malheur…

Comme ça, sans un mot de plus. Il ne s’est même pas assuré que j’étais bien en ligne et il a raccroché brutalement. Un malheur ! Mes jambes tremblaient, j’avais la poitrine vide et un grand froid dans les dents. Oui, dans les dents, c’est curieux, non ? Je pensais au gros bruit de tout à l’heure… Je sentais que c’était cela le malheur !

Je suis partie en courant dans les flaques d’eau. Je trébuchais, je haletais, la pluie m’étouffait, et à chaque foulée je me criais en dedans : « Jess ! Oh ! mon Jess ! Je ne veux pas ! Jess, mon amour. »

En débouchant vers le passage à niveau, j’ai vu que c’était pire qu’un malheur : une catastrophe. Le ballast était noir de monde. Il y avait un train arrêté à un endroit où d’ordinaire les convois ne stationnent jamais. La locomotive soufflait dans la nuit pluvieuse de gros nuages de fumée entrecoupés de flammèches.

Maman m’avait raconté des choses de la dernière guerre. Elle s’était trouvée sous un bombardement et de son récit je m’étais composé un tableau qui correspondait assez à celui-ci.

Je me suis engagée dans la foule chuchoteuse. Les gens s’écartaient sans protester sur mon passage. Je n’ai pas eu trop de difficulté à me porter au point crucial, c’est-à-dire à l’endroit où gisait, sur le flanc, la belle auto verte de M. Rooland, ou du moins ce qui en restait car elle était écrasée et pliée en deux. Sa carrosserie froissée comme une poignée de papier ne brillait plus. La voie et le remblai étaient jonchés de débris de tôle. J’ai reconnu un pare-choc, le beau sac en croco de Madame, le volant, des lambeaux de cuir blanc… Les employés de la gare s’affairaient sur cette carcasse. Je les ai rejoints. Un gros type que je connaissais de vue m’a demandé ce que je venais faire. J’ai balbutié, montrant la carcasse de voiture.

— C’est M. et Mme Rooland…

Il était ruisselant de pluie. Ça dégoulinait de chaque côté de sa visière noire. Sa face rougeaude, barrée d’une moustache brune, a eu un air de compréhension.

— Ah ! C’est vous la petite dont parlait l’homme…

— Quel homme ?

— Celui qu’était là-dedans, le chauffeur, quoi !

Depuis le coup de téléphone, je n’arrivais plus à penser de façon cohérente. J’avais pris place sur une sorte de manège effrayant qui tournait sous la pluie rageuse. Brusquement, en entendant cela, un calme surprenant s’est établi en moi.

— Il n’est pas mort ?

Je voyais Jess ; son sourire cordial et un peu navré, sa peau lumineuse, son regard tendre. Je l’avais cru englouti à jamais dans un néant inaccessible. C’était cela le malheur, pour moi. S’il vivait, il n’y avait donc pas de malheur.

— Oui, on peut dire qu’il a eu de la chance… Vous êtes une parente ?

— Sa bonne.

Les autres « sauveteurs » ne prenaient pas garde à nous. Ils ahanaient en essayant de remettre la voiture d’aplomb afin d’ouvrir une portière… J’ai vu alors qu’il y avait quelqu’un à l’intérieur… Et j’ai reconnu la robe mauve de Thelma et son étole de fourrure blanche. L’employé rougeaud me considérait mornement.

Il tenait un fanal à la main, un fanal de gare à deux couleurs, et tout en me parlant en éclairait ses compagnons. Je n’avais pas encore remarqué ce détail. Les choses ne se précisaient que peu à peu à mon esprit, les détails prenaient leur place, leur signification, avec une lenteur exaspérante. Cette scène ressemblait aux motifs d’un puzzle que je reconstituais par saccades.

— Comment est-ce arrivé ?

— On n’en sait encore trop rien… Le passage à niveau devait pas être fermé. À cause de la pluie, il n’a pas vu le train qui venait de quitter la gare, il a été pris de plein fouet… Par chance pour lui, sous le choc la portière s’est ouverte de son côté et il a été éjecté…

— Il est blessé ?

— Je ne pense pas que ça soit grave…

— Où est-il ?

— On l’a emmené à l’hôpital. Il ne voulait pas à cause de sa femme là-dedans… Mais on l’a embarqué de force, alors il a demandé qu’on vous prévienne…

J’ai entendu des sanglots, tout près, dans l’ombre. Un reflet du fanal (provenant de son côté rouge) m’a permis d’apercevoir la grosse garde-barrière parmi un groupe de personnes silencieuses.

Elle portait un peignoir de pilou et elle avait les jambes nues ; la pluie plaquait ses cheveux sur sa face malsaine. Elle gémissait en pleurant et, par instant, esquissait un grand geste de dénégation. Les assistants demeuraient immobiles. Ils ne s’apercevaient pas de l’orage. Ils étaient émus, solennels, et un peu somnolents autour de cette voiture déchiquetée.

— Elle est morte ?

— C’est probable, on va voir…

Je n’ai plus parlé et je suis restée à côté de l’homme au fanal. La scène était sinistre. Par moment, un éclat de la lampe ou un brusque rougeoiement de la locomotive stoppée un peu plus loin me permettaient de voir Madame, recroquevillée dans cet amas de ferraille.

Je l’imaginais, blottie sur son divan, en short orange et chemisier vert, écoutant Loving You en buvant du whisky. Et puis aussi à la cuisine quand elle essuyait les assiettes en me disant que sa vie conjugale était comme une promenade dans un bois en hiver… Alors c’était donc fini, tout ça ? Ça ne comptait vraiment plus ? Le temps avait repris ces instants, ces images, ces paroles ? Comment la vie allait-elle se poursuivre pour Jess dorénavant ?

— Hoooo hisse ! Hoooo hisse !

Ils scandaient ça, comme des travailleurs en plein effort. Quelques jours plus tôt on avait remplacé le poteau de bois de notre rue par un poteau de béton et les ouvriers poussaient ce cri afin de se mettre à l’unisson.

L’auto a retrouvé une position normale.

Un grand type cognait à coups de marteau sur quelque chose.

— Doucement !

— Dégagez d’abord ses jambes…

Ils chuchotaient, mais parfois, comme déviée de la phrase par les efforts qu’ils faisaient, une syllabe partait comme un glapissement.

— Mollo !

Ce mot argotique à cet instant donnait à la situation une espèce de sens caché qui n’était perceptible que pour moi.

— Mollo ! Elle respire encore…

Je me disais « Ben quoi : c’est une voiture cabossée avec ma patronne coincée dedans… On va la sortir de là… Tout à l’heure le trafic ferroviaire sera rétabli. Demain Jess aura une autre auto… Après-demain Madame marchera peut-être avec des béquilles… Pendant quelque temps il y aura seulement un peu de verre cassé à cet endroit de la voie… »

Je savais bien maintenant que la vie continuait envers et contre tout. Les plaies de la terre guérissent toutes. Le monde n’a pas de maladies incurables.

Le groupe a reculé. Ça faisait un fourmillement bizarre. J’ai vu qu’ils avaient réussi à sortir Madame. Ils ne l’ont pas posée par terre, mais se sont mis à descendre le remblai, éclairés par mon gros type. Sur la route longeant la ligne, l’ambulance attendait depuis un bon moment.