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C’est l’homme au fanal qui m’a fait grimper en me tenant le bras. Il a expliqué aux autres :

— C’est leur petite bonne, le mari veut qu’elle accompagne sa femme…

Je me suis brusquement retrouvée dans cette cage de fer éclairée crûment par une ampoule nue. La porte s’est rabattue. J’étais seule à l’arrière du véhicule avec Thelma, assise sur un strapontin de cuir parallèle à la civière. Je ne l’avais pas encore vue.

C’était surtout ses jambes qui étaient atteintes. Vers les chevilles, elles paraissaient comme hachées. Le sang sourdait de ses bas déchirés et coulait en rigoles écœurantes sur le caoutchouc de la civière. Sa figure comportait une plaque violacée large comme la main au-dessus de l’œil droit et sur le dessus de la tête, une plaie ouverte teignait ses cheveux d’une drôle de couleur.

Madame était pâle, elle avait le nez pincé et son souffle m’a paru rauque et bref. L’ambulance devait foncer. Elle prenait des virages à toute allure, ça me faisait basculer d’un côté et d’un autre et il n’y avait rien après les parois de tôle à quoi j’eusse pu me retenir. À un certain moment, j’ai été déséquilibrée au point que je suis littéralement tombée sur le brancard. C’est alors qu’elle a ouvert les yeux. Ça n’était pas du tout les yeux hagards de quelqu’un qui revient à lui et se demande ce qui lui est arrivé et où il se trouve, mais les yeux renseignés d’une personne lucide.

— C’est moi, Madame…

Thelma me fixait de la même façon qu’elle m’avait fixée la première fois que j’étais allée lui proposer mes services. Grand Dieu, à quoi pensait-elle ? J’avais l’impression qu’elle voulait me dire quelque chose de capital.

— Vous souffrez ?

J’étais penchée sur la blessée. Je m’interposais entre elle et le plafonnier pour que son regard restât dans l’ombre. Je n’avais plus le courage de supporter ses yeux trop perspicaces. Il me semblait qu’ils voyaient clair en moi, qu’ils apercevaient cette grande vérité que j’ignorais une heure plus tôt.

Elle avait dit « une promenade dans un bois en hiver »…

— Vous souffrez ?

Je ne trouvais rien d’autre à dire. D’ailleurs je ne le disais pas, je le criais. C’était plus fort que moi, j’avais besoin de lutter contre le maléfice de ce tête-à-tête.

— Vous souffrez ?

Elle n’avait plus la force d’ouvrir les yeux. Elle les a refermés lentement, un peu comme se ferment les fleurs qui s’endorment lorsque le soleil s’en va. Je suis restée un moment encore dans la même position, un nouveau virage m’a tiré en arrière. Alors j’ai abaissé le strapontin pour m’asseoir de profil. Je n’osais plus la regarder.

CHAPITRE XI

J’étais venue une fois à l’hôpital, lorsqu’Arthur avait eu sa fistule, et j’en avais gardé un souvenir pénible. Celui d’ici ressemble à une prison. Il y a des barreaux aux fenêtres, la façade est grise et les murs qui le cernent sont bien trop hauts pour un endroit de ce genre. Lorsqu’ils ont ouvert la porte de l’ambulance, je me suis littéralement jetée dehors, car cette course avait achevé de me briser les nerfs. L’orage se calmait. Quelques rafales de vent passaient encore, lourdes de pluie ; mais le ciel se dégageait déjà et de temps à autre la lune se montrait par une déchirure des nuages.

Des infirmiers ont fait coulisser la civière sur ses petits rails métalliques. Je me suis écartée pour leur laisser leur liberté de manœuvre et j’ai regardé disparaître le cortège dans le triste bâtiment. Je n’osais y entrer. Il me terrorisait. C’est le chauffeur de l’ambulance qui m’a prise en pitié.

— Hé ! Petite, restez pas là, entrez, vous grelottez !

Il disait vrai. De longs frissons me secouaient les épaules et mes dents s’entrechoquaient. J’ai gravi la rampe de ciment menant à la porte. Le hall de l’hôpital n’était éclairé que par deux ampoules bleutées. Les murs étaient ripolinés en vert pisseux. Une plante grasse s’étiolait dans un immense cache-pot offert sans doute par un malade reconnaissant. Des bancs de bois couraient d’une porte à l’autre. Je me suis assise et j’ai attendu, tâchant de mettre de l’ordre dans mes pensées ; mais de nouveau c’était le manège en moi ! Un manège échevelé, fou, détraqué avec — à la place des traditionnels chevaux de bois — tous les protagonistes de mon existence dans des poses ahurissantes :

Maman, avec son bec de lièvre violacé et la vieille pèlerine de grand-père ; Arthur devant sa télé, encourageant un catcheur ; Thelma, saoule sur son canapé ; Monsieur enfin, tenant un volant. Un volant sans voiture, si je puis dire. En toile de fond gravitaient d’autres personnages tels que le général américain et l’employé de gare au fanal… Des gens qui ne me concernaient pas mais qui pourtant prenaient une place dans ma mémoire.

Un temps assez long sans doute s’est écoulé. Il me semblait que l’hôpital était vide. Pourtant, à intervalles réguliers, une femme poussait un grand cri, mais dès qu’elle se taisait, une apathie totale s’abattait sur les locaux.

Une vieille religieuse a soudain débouché d’un couloir. Les ailes de son immense cornette battaient l’air comme celles de quelque gigantesque oiseau de mer tentant de prendre son vol. Elle portait des lunettes à monture de fer et tenait un petit tricot bleu serré sur la carapace amidonnée de sa robe. En m’apercevant, elle a semblé surprise.

— Vous attendez quelqu’un, mon enfant ?

Je n’attendais personne, j’attendais quelque chose : une réponse du destin.

— Je suis la domestique des gens qu’on vient d’amener, ma sœur.

Elle a hoché la tête.

— Vous vous trouviez dans l’auto ?

— Non, ma sœur…

Un silence. Une fois encore la femme invisible a poussé son hurlement déchirant dans la paix huileuse de l’hôpital. Machinalement, j’ai questionné :

— Pourquoi crie-t-elle ?

— Elle est en train d’accoucher.

Ça m’a fait rougir, stupidement, parce que c’était une religieuse qui employait ce mot. Pourtant cette vieille femme, malgré ses vêtements, ne faisait pas tellement sœur de charité. Elle ressemblait plutôt à ces vieilles infirmières qui sillonnent le pays à vélo pour faire des piqûres. Toute sa personne dégageait quelque chose de ferme, de bon, d’actif. Elle devait avoir beaucoup d’autorité dans la maison et savoir parler aux malades.

— Je peux avoir des nouvelles de mes patrons, ma sœur ?

— Le monsieur n’est pas très sérieusement atteint, il a seulement une déchirure à la cuisse et l’épaule démise…

Elle s’est tue pour m’examiner, se demandant si je pouvais encaisser la suite.

— Madame est morte ?

— Oui.

Le manège s’est arrêté comme la vasque numérotée d’un jeu de roulette. Thelma n’existait plus. Sa promenade hivernale dans le bois dépouillé était achevée.

J’ai détourné la tête et mes yeux se sont portés sur les feuilles dentelées de la plante verte. Un philodendron ! J’avais toujours retenu ce nom barbare. Les feuilles du bas jaunissaient ; la plante allait mourir, comme Thelma Rooland. L’air de l’hôpital ne lui convenait pas ; c’était un végétal délicat et capricieux…

— Il est au courant ?

— Pas encore…

— Je peux le voir ?

— Venez…

Elle m’a précédée à l’escalier en bois revêtu d’une espèce de caoutchouc moelleux. Je semblais l’intéresser, car elle ne cessait de m’observer en marchant, par-dessus ses petites lunettes ovales.

— Il y a longtemps que vous êtes à leur service ?