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— Plusieurs mois… Huit, je crois…

— Ils sont étrangers ?

On continuait de parler « d’eux » au présent. Thelma n’avait pas encore droit au passé ; sans doute parce que son corps chaud gisait tout près d’ici, constituant encore une présence humaine. Demain ou après-demain, on l’inhumerait dans de la terre et dans de l’imparfait.

— Américains, ma sœur.

— C’est un bien triste accident…

— Oui, ma sœur.

Jess se trouvait dans une chambre, au premier, en compagnie d’un autre malade : un grand vieux maigre et jaune, à moustaches blanches, qui ne dormait pas et regardait son voisin d’un air attentif sans rien dire. On avait mis du mercurochrome sur les égratignures que Jess s’était faites au visage et cela modifiait sa physionomie. Sa tête enfouie dans un énorme oreiller m’a paru petite, délicate comme la tête dorée d’un enfant !

— Hello, Louise !

Mais sa voix demeurait celle d’un homme. D’un homme tenace qui avait honte de ses faiblesses et qui voulait rester calme.

— Oh ! Monsieur…

J’étais arrêtée au pied du lit, incapable d’avancer. De le voir, bien vivant dans ce lit anonyme, ça me donnait comme un vertige.

— Vous avez des nouvelles de ma femme ?

La vieille religieuse s’est avancée. Lorsqu’elle se déplaçait, ses vêtements sentaient l’éther. Elle s’est assise sur le bord du lit et a pris la main de Jess. Il a tout de suite compris.

— Oh ! je vois, a-t-il balbutié.

Je me demandais s’il allait pleurer. Mais non, il est resté impassible ; simplement il s’est mis à regarder le plafond et c’est moi qui ai éclaté en sanglots.

* * *

Nous sommes demeurées près d’une heure à son chevet sans obtenir de lui une parole ou un regard. De temps à autre, son voisin de chambre toussait, c’était le seul bruit qui troublait la louche torpeur dans laquelle nous nous engloutissions. La sœur elle-même paraissait subir le charme angoissant et hypnotique de cet homme en détresse. Que se passait-il derrière le masque impassible de Jess ? Quels souvenirs ? Quelles pensées, quels tourments le hantaient ? Nous sentions qu’il accomplissait mentalement un long pèlerinage, qu’il revivait sa vie avec Thelma et cherchait à comprendre la disparition de sa femme. Une métamorphose s’opérait sous nos yeux. Cela n’avait pas d’apparences extérieures mais les conséquences étaient imprévisibles.

Nous attendions, respectueuses de cette fausse prostration. Enfin M. Rooland a exhalé un long soupir. Le soupir d’un mathématicien qui vient brusquement de trouver la solution d’une difficile équation.

— Quand pourrai-je sortir d’ici ? a-t-il demandé à la sœur.

— Dans deux ou trois jours, peut-être avant, il faut attendre la décision de M. le médecin chef qui vous verra demain matin.

Il a esquissé un geste d’approbation.

— Louise !

— Oui, monsieur ?

— Vous allez retourner chez vos parents, je suppose ?

— Non, Monsieur, avec votre permission je rentre à la maison.

— Toute seule ?

J’ai frissonné. « L’île » avait changé d’aspect maintenant. Je me suis rappelé le volet qui cognait contre la façade, le hululement du vent dans la cheminée… Et surtout les bouteilles de Scotch de Thelma, son verre, son peignoir en tissu éponge…

— Toute seule, oui, Monsieur.

— Et vous ferez quoi ?

— Je mettrai de l’ordre en vous attendant.

Il a hoché la tête, l’air soulagé.

— Très bien.

Ç’a été tout. Je me demandais si je devais lui serrer la main, mais il n’a fait aucun geste et je suis partie après m’être retournée sur le seuil de la chambre. Jess fixait à nouveau le plafond. Machinalement je l’ai imité. C’était un plafond très banal, blanc avec un globe de verre.

Jess Rooland avait-il jamais songé qu’un jour le film de son existence passerait sur ce médiocre écran ?

CHAPITRE XII

Il paraît qu’Arthur a appris ça par les voisins en partant au travail. Il a rebroussé chemin afin de mettre maman au courant si bien qu’il n’était pas huit heures lorsqu’elle a rappliqué chez les Rooland. En grande tenue, s’il vous plaît. Elle s’était même mis du rouge à lèvres, ce qui réparait un peu sa malfaçon. Je dormais car il était près de cinq heures lorsque je m’étais couchée. À peine allongée, les draps remontés par-dessus ma tête, j’avais coulé à pic dans l’inconscience.

— Louiiise !

Il n’existait pas deux personnel au monde susceptibles de prononcer mon nom de cette manière. On eût dit un cri de paon. Je me suis assise dans mon lit. J’étais étourdie de fatigue, et ma première pensée ç’a été « Thelma est morte ». Mais je n’ai pas ressenti de regrets. J’y pensais déjà au passé. D’un geste brusque, j’ai repoussé les volets. Cet orage de la nuit avait purgé le ciel. Il ne faisait pas soleil parce qu’il était trop tôt pour ça et que par chez nous, le soleil fait la grasse matinée même à la belle époque. Maman se tenait en bas, devant la porte.

— Je descends !

La perspective plongeante lui allait mal. On aurait dit une naine difforme et son visage tendu vers moi m’a paru laid et ingrat. Derrière elle, dans le sable roux de l’allée, on voyait, en creux, les traces laissées par la Dodge verte. L’auto aussi était morte. Cette belle auto si séduisante !

Tout mourrait donc ? Pourtant maman avait l’air bien vivante, et même un peu cupide. Je n’avais jamais remarqué ça auparavant. Pour moi c’était maman, quoi ! Un personnage « comme ça » tout fini, complet, qu’il était inutile de juger.

Je suis descendue ouvrir. Au passage, j’ai coulé un regard craintif par la porte ouverte du salon, m’attendant à voir rôder le souvenir de Thelma. La pièce était nouvelle. Elle avait déjà oublié l’Américaine. C’était redevenu un salon bourgeois.

— Bonjour, maman !

Elle est entrée en vitesse, les yeux rapides, jaugeant tout avec un curieux frémissement dans tout son individu.

— J’ai appris, c’est horrible ! Alors ta patronne est morte ?

— Oui.

— Ça s’est passé comment ?

Au fait je l’ignorais, personne ne m’ayant raconté les péripéties de l’accident. Naturellement, j’avais vu la locomotive, l’auto démantelée sur le remblai. Mais des détails, de la précision, je n’en possédais pas. Pour comble d’ironie, maman qui me questionnait deux secondes avant me les a fournis. En venant ici, elle avait rencontré des gens informés. Elle ne m’avait donc questionné que pour obtenir une surenchère sur ses tuyaux.

— Il paraît que le passage à niveau était ouvert. La Magnin jure que non, mais les faits sont là.

La Magnin, c’était la grosse garde-barrière adipeuse. Elle était du même pays que maman, de l’autre côté de la Seine. Elle s’était mise avec un marlou retraité, jadis, pour tenir une boîte à friture dans une île des environs. Des mauvaises langues assuraient même qu’à l’époque elle avait des bontés pour les clients généreux. Son homme était mort en braconnant le brochet une nuit d’hiver et comme l’affaire était à son nom seul, la Magnin s’était retrouvée sans un sou. Elle avait alors séduit un employé de la S.N.C.F., s’était mise à grossir exagérément et avait fini comme garde-barrière à Léopoldville.

— Ç’a été épouvantable, ai-je soupiré.

— Je savais, a dit maman en s’avançant jusqu’à la porte du salon pour examiner la pièce.

— Tu savais quoi ?

— Que ça finirait mal. Quelque chose me disait que tu ne devais pas te placer dans cette maison ! Te voilà sans travail maintenant.