La période qui a suivi immédiatement a laissé en moi une sensation de confusion, d’incohérence. Il y a eu le service à la chapelle du Shape, puis l’embarquement du cercueil plombé dans un avion, à Orly. Comme Monsieur ne pouvait encore conduire, c’était un soldat américain qui lui servait de chauffeur. Un grand diable blond et fade qui mâchait du chewing-gum en guise de conversation.
Comme il fallait s’y attendre, maman est venue voir Jess. Pour le remercier du lot de vêtements d’abord, ensuite pour lui demander ce qu’il comptait faire à mon sujet. Jess a répondu assez brutalement qu’il avait besoin de moi et lui a donné à nouveau vingt mille francs comme on jette une pièce dans la casquette d’un mendiant ; j’en étais humiliée pour maman. Cette pauvre femme, je ne la reconnaissais plus. Elle devenait cupide en vieillissant. Si vous l’aviez vu glisser les billets dans son sac à main, vous en auriez été écœurés comme moi. Quand elle a été partie, j’ai dit à M. Rooland :
— Ma mère me fait honte.
— Pourquoi ?
— J’ai l’impression qu’elle consentirait à n’importe quoi pour de l’argent.
Il a eu pitié de mes amertumes.
— Mais non. Elle n’en a jamais eu beaucoup, alors ça l’impressionne, mais si elle vous laisse ici, c’est surtout parce qu’elle a compris que j’étais un homme correct.
Eh bien ! vous me croirez si vous voulez, mais ces paroles-là m’ont causé plus de chagrin que tout le reste.
CHAPITRE XIV
Nous nous sommes organisé une nouvelle existence, lui et moi. Au bout de quelques jours, il a repris son travail et il s’est mis à rentrer de plus en plus tard à Léopoldville. Souvent mon dîner me restait sur les bras. À partir de ce moment-là, ma vie ç’a été de l’attendre. Quand il rentrait, il montait directement se coucher après m’avoir lancé au passage un mot gentil.
Une semaine après l’événement, il avait touché une nouvelle auto : une belle Mercury anthracite avec des housses grises et corail que j’astiquais tous les matins. On ne m’ôtera jamais de l’idée que s’il n’a pas quitté cette maison, c’était uniquement à cause de moi, ou plus exactement de l’atmosphère que j’y avais créée ; mais je voyais bien qu’il ne s’y plaisait plus et que, la nuit, elle le troublait comme si le fantôme de Thelma y rôdait. Avait-il vraiment du chagrin ? Je me le suis longtemps demandé. J’en étais certaine le premier jour, mais dès le surlendemain il était redevenu si détendu que je me suis mise à en douter. Le jour où le cercueil était parti pour l’Amérique, je n’avais pas perdu de vue son expression. Vous ne pouvez pas vous imaginer combien c’était triste, cette bière massive qu’on chargeait dans la soute d’un énorme avion de la P.A.A. Il y avait là des amis de Jess, dont le général, en uniforme cette fois-ci. Je me tenais modestement à l’écart, près du commissaire de police. Je ne sais pas pourquoi, il me semblait que nous étions pareils, lui et moi, unis par une certaine façon de vivre et de souffrir en silence.
Le plus émouvant, ç’a été le décollage de l’avion. Quand ses hélices se sont mises à ronfler et qu’il s’est ébranlé pour gagner la piste d’envol, il y a eu comme un raidissement dans l’assistance. Le général s’est mis au garde-à-vous. Jess était seulement un peu pâle mais pas plus que s’il avait accompagné Thelma vivante à l’aéroport. Simplement, quand l’avion a été en l’air, il l’a suivi du regard puis il a fermé une seconde les yeux et j’ai cru qu’il allait tomber parce que son corps a eu un fléchissement. Ensuite ces messieurs ont commencé de parler et Jess m’a paru tout à fait à son aise, détendu, soulagé aussi.
Les beaux jours sont revenus. On a eu un été exceptionnel, trop sec même, d’après les cultivateurs de par là. Quand ils passaient dans les labours avec leurs tracteurs, de gros nuages de poussière tourniquaient derrière eux. Je ne dois pas être une fille ordinaire, décidément. N’importe quelle demoiselle de mon âge aurait fui l’existence creuse que je menais. Toujours seule dans cette grande maison, avec le reflet d’une morte, à attendre un homme qui ne me regardait pas, ça pouvait sembler désespérant à la longue, eh bien ! moi, au contraire, ça m’envoûtait. Je me repaissais de cette solitude, du silence qui m’entourait. Malgré l’indifférence de Rooland, j’avais le sentiment qu’il m’appartenait, que c’était mon bien exclusif et que tôt ou tard il s’en rendrait compte. Tout serait possible alors. J’attendais et j’avais une confiance absolue en l’avenir.
Le soleil, la chaleur, évoquaient mes débuts ici. Je me revoyais rôder devant la maison et j’essayais de retrouver mes impressions de l’an dernier. Un après-midi, je suis sortie pour avoir une vue d’ensemble de la propriété. Appuyée à la barrière, j’ai longuement médité, cherchant ce qui manquait à ce tableau de « l’île » pour qu’il fût comme avant, car il lui manquait quelque chose. J’ai trouvé : il s’agissait du divan du jardin que nous avions rentré dans la remise pour la mauvaise saison et que nous n’avions plus ressorti.
J’ai couru au hangar. La balançoire dormait sous la poussière. Sa tente bleue paraissait décolorée, mais quand j’ai eu secoué tout ça et promené l’aspirateur sur les galettes en grosse toile, elle est redevenue aussi pimpante que l’été dernier, à part quelques petites attaques de rouille à l’endroit des vis. En me servant d’une brouette, je suis arrivée à traîner le divan à la place qu’il occupait l’année précédente sur le côté de la maison. Franchement il ne lui manquait que ça, à la demeure, pour retrouver son aspect heureux. Je me suis installée sur le large siège, en m’agrippant aux montants.
Je me souvenais des dimanches avec Thelma et Jess. Je revoyais la sandale blanche de Monsieur prenant appui pour imprimer de l’élan à la balançoire.
Et j’avais dans le nez le parfum de sa femme. Je ne sais pas où elle l’achetait, il venait des États-Unis sans doute, car à Paris on ne vend pas des odeurs comme ça. Il sentait la cannelle et le jasmin, le poivre aussi. J’ai lu quelque part que les parfumeurs en mettent dans leurs extraits pour les exalter.
Ce jour-là, sur la balançoire, je ne respirais que l’odeur obsédante des lis. Pour moi, ça m’a toujours semblé être une odeur d’église, les lis. Je trouve que c’est une fleur pour autel. Peut-être cette impression me vient-elle d’une statue de l’église d’ici représentant saint Joseph tenant — je ne sais pourquoi — une tige de lis à la main, avec un air si embarrassé qu’au temps du catéchisme je riais de sa pauvre mine empruntée.
Je me suis prélassée un bout de temps sur le divan. Je retrouvais « l’île » intacte, plus mystérieuse, plus envoûtante sans Thelma. J’avais tout mon temps ; j’étais comme qui dirait en vacances : Monsieur rentrait si tard et mon ménage était fini.
Soudain un bruit familier m’a tiré de ma molle somnolence. Je me suis dressée et j’ai vu l’auto de Jess stoppée devant la barrière. Il ouvrait celle-ci et, joyeux, me criait : « Hello, Louise ! »
Mon sang n’a fait qu’un tour. Depuis des mois il n’était pas rentré d’aussi bonne heure. Cette arrivée inopinée n’était-elle pas l’indice d’une nouvelle orientation de ses habitudes ? D’un seul coup je m’estimai gagnante. À partir de maintenant il allait reprendre goût à la maison, s’y réacclimater et nous revivrions, lui et moi, les belles soirées dont je rêvais. Seuls !