C’est comme ça que j’ai remarqué la maison des Rooland.
CHAPITRE II
À première vue, elle ressemblait aux autres. C’était une construction à deux étages, avec un toit pointu sommé d’une flèche en porcelaine, des petites fenêtres à carreaux de couleur, un perron de quelques marches et des ornements en faïence bleu clair autour des portes… Mais ce qui la différenciait des demeures avoisinantes, c’était quelque chose de surprenant qui flottait dans l’air autour d’elle. Comment vous expliquer ? Elle avait l’air d’être ailleurs. Oui, c’était un pavillon d’ici qui se trouvait dans une espèce d’île inconnue. Une île minuscule et mystérieuse sur laquelle il devait faire rudement bon vivre.
Dans l’allée de sable rouge, il y avait une magnifique auto américaine verte, avec des chromes toujours bien briqués qui étincelaient et des housses blanches qui me faisaient penser à un salon que j’avais aperçu un jour à Paris, depuis le métro aérien… Cette vision n’avait duré que quelques secondes, et pourtant je rêvais de ce salon depuis, et je me figurais que le bonheur en ce bas monde consistait à s’asseoir dans de gros fauteuils de cuir blanc.
Sur le côté de la maison, le jardin formait une petite esplanade en gazon, au milieu de laquelle trônait un merveilleux divan de jardin, avec une tente bleue par-dessus et des coussins assortis. Ça aussi, ça ressemblait au bonheur. M. et Mme Rooland s’y reposaient, à la tombée de la nuit. Il y avait des verres de whisky plantés devant eux sur des supports pareils à des tulipes de fer. Un poste de radio muni d’une grosse antenne jouait de la musique de jazz. Vous ne pouvez pas savoir ce que l’ambiance de ce jardin était envoûtante, avec cette belle auto brillante, cette musique, ces boissons qu’on devinait bien fraîches et ce couple qui se balançait doucement en faisant grincer les crochets du divan.
Les premiers temps, je me contentais de ralentir l’allure en passant devant la barrière blanche de la propriété. Ensuite j’ai été tellement captivée que j’ai fait carrément des allées-venues devant chez eux. Dans le pays, on les appelait les « Amerlocks ».
Lui, c’était un homme de taille moyenne, châtain roux, avec des taches cuivrées sur le front et les bras. Il pouvait avoir trente-cinq ans et il travaillait au SHAPE de Rocquencourt. Quand il sortait il portait des costumes bis ou pain brûlé en tissu léger avec des chemises blanches à col ouvert et un chapeau de paille noir orné d’un large ruban à carreaux noirs et blancs. Mais le soir, chez lui, il avait juste un pantalon de toile grise et des chemises bariolées. Une fois, je me rappelle, l’une de ces chemises représentait des palmiers avec des dunes de sable. Sur n’importe qui d’autre, elle aurait paru de mauvais goût, mais M. Rooland avait le chic pour porter ça. Sa femme, c’était pas du tout le même genre. Elle était plus jeune et pourtant elle paraissait presque plus âgée que lui. Elle était brune, avec des coups de soleil dans les cheveux et portait toujours un short corail et un chemisier vert clair. Elle avait la peau un peu rouge et, je ne sais pas pourquoi, je m’étais mis dans l’idée qu’elle avait du sang indien. Elle fumait sans arrêt et quand elle marchait, elle faisait rouler ses épaules comme un athlète qui va prendre son élan pour sauter.
Ils ont fini par remarquer mon manège. Des Français en auraient pris ombrage, je suis sûre ! Ils se seraient en tout cas demandé ce que je voulais et pourquoi, vers six heures, je faisais du lèche-vitrine devant chez eux. Mais les Rooland, ça les a plutôt amusés. Ils se sont mis à me faire des sourires et un soir, peut-être que M. Rooland avait bu plusieurs whiskies, il a crié « Hello ! » en faisant la marionnette avec sa main. J’en ai eu le cœur qui m’a brûlé.
Vous dire comment l’idée m’est venue, c’est pas possible. Une pensée, vous savez ce que c’est ? Ça ressemble à un éclat de soleil qui vous rentre dans l’œil sans qu’on sache au juste d’où il vient.
Mais un soir, en arrivant chez Arthur, je me suis aperçue que du soleil, justement, il n’y en avait que chez les Rooland.
Quand je vous disais que c’était une espèce d’île ! Une île comme sur les affiches des Compagnies Maritimes ; avec des fleurs, la vie facile et des boissons fraîches à portée de la main. La vie sur une balançoire.
Ce fameux soir dont je vous parle, Arthur était blindé. Il a toujours eu deux sortes de cuites : au vin et au rhum. Au vin, ça le rend joyeux, au rhum, ça le rend méchant. Cette fois-là, il avait vidé sa demi-bouteille de Négrita et à ses yeux on comprenait qu’il était décidé à n’épargner personne.
— Tu as encore traîné ! m’a-t-il dit de but en blanc…
Il se tenait devant le poste de télé. J’ai jamais rien vu de plus désolant que ce poste, car il est seul dans une pièce avec juste trois chaises toutes bêtes alignées en face de lui. Ce n’était pas l’heure des programmes et Arthur ne se rendait même pas compte que l’écran était d’un blanc laiteux avec des palpitations bizarres.
— Je reviens de l’usine, ai-je dit en me déchaussant.
— Et par où que tu passes pour revenir de l’usine, ma belle ? Par le chemin des écoliers ?
— Je passe par où ça me plaît !
Ça faisait des années qu’il ne m’avait pas cognée. Arthur, c’est pas le genre d’homme à taloches, je dois le reconnaître. Pourtant, ce soir-là, c’est parti. Maman qui rentrait de chez l’épicier a entendu la beigne depuis la cuisine. Elle est accourue et a vu les doigts de son bonhomme en relief sur ma figure. Ça m’avait étourdie et je pleurais sans m’en rendre compte.
— Qu’est-ce qu’elle a fait ?
Je ne vous ai pas encore raconté maman. Ça me gêne un peu. Elle a ce qu’on appelle un bec de lièvre. Ça et moi, c’est ce qui a gâché son existence. Je pense que c’est à cause de ce truc à la lèvre que mon père, l’Italien du bal, n’a plus reparu après leurs amours maraîchères. On lui aurait recousu la lèvre convenablement autrefois, son univers en aurait été changé, à maman. Elle aurait sans doute trouvé mieux qu’Arthur parce qu’autrement elle n’est pas mal : petite, mais bien moulée, avec des formes pleines d’agrément pour un homme.
La gifle avait fait plus de mal à Arthur qu’à moi. Il se tenait comme un idiot devant son écran vide, la main pendante, les doigts agités de frissons.
— Elle m’a répondu comme une effrontée qu’elle est ! a-t-il dit cependant afin de sauver sa dignité.
Et il a ajouté :
— Elle lit trop, ça lui tourneboule le crâne !
C’était son dada, mes lectures. Il ne pouvait pas comprendre qu’on imprime autre chose que L’Humanité. Un jour, après une séance au rhum, il avait déchiré deux livres que j’avais pris à la bibliothèque municipale et ça avait fait toute une histoire parce que justement les bouquins en question étaient épuisés chez l’éditeur. Depuis, j’achetais mes livres d’occasion et je les revendais aux bouquinistes lorsque j’allais à Paris.
Maman a soupiré. Moi j’ai remis mes souliers et je suis sortie. Franchement, l’air de notre maison était irrespirable ; celui du quartier aussi. Le soir était gris. Le vent amenait des odeurs inhumaines qui ne provenaient pas seulement des champs de choux mais de l’usine de chimie. Outre les hautes cheminées des usines, l’horizon était cerné par des immeubles en construction.
Ces maisons blanches me faisaient un peu peur. Je redoutais cette ville nouvelle qui s’agrandissait à toute allure pour des gens d’ailleurs venus nous prendre le peu d’intimité de Léopoldville.
Je me suis mise à courir. Le passage à niveau était fermé, j’ai poussé le portillon. La gare se trouvait à cent mètres de là. Un train haletait dans un gros nuage de vapeur. La garde-barrière m’a crié quelque chose ; et j’ai aperçu le rapide de Caen qui arrivait. Je n’ai eu que le temps de foncer… Une drôle d’impression. Ils ont raison dans les gares de mettre des panneaux comme quoi un train peut en cacher un autre. La Magnin était une grosse femme à la peau jaune qui ahanait chaque fois qu’elle actionnait la manivelle de la barrière à contrepoids.