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— Quelle bonne surprise, Monsieur !

— Vous allez nous faire un bon petit dîner, Louise. O.K. ?

— O.K., Monsieur.

Ma joie était si vive, si brûlante que j’en souffrais comme d’un mal aigu, qu’on sait bénin, mais qui vous met des lancées dans tout le corps.

Il avait dit « un bon petit dîner ». NOUS FAIRE un bon petit dîner… Oh ! Jess, mon cher Jess…

Il entrait la voiture maintenant. Moi je me trouvais dans l’allée et j’ai fait une cabriole sur le gazon pour lui laisser le passage. C’est à cet instant que je l’ai vue. Elle était assise à côté de lui, avec un bras sur l’accoudoir. Elle se trouvait derrière le galbe du pare-brise, à cet endroit où de l’extérieur il fait miroir, empêchant de distinguer entièrement l’intérieur de l’auto. Elle était très belle. Bien plus belle que moi, naturellement, bien plus belle que Thelma aussi ! Blonde ! Un blond quasiment blanc, des yeux bleus, intenses et méprisants…

Quand elle est descendue, je me suis dit qu’elle possédait la plus jolie silhouette que j’avais jamais vue. Les mannequins de haute couture n’étaient rien en comparaison de cette fille.

La stupeur m’avait anéantie. Je restais plantée dans le gazon comme un arbre. Jess souriait. Il était presque fier de lui et, ma parole, s’imaginait peut-être me faire une bonne surprise !

— Venez, Louise…

J’y suis allée, je serrais mes pouces à les écraser sous mes autres doigts crispés.

— Bonjour, Madame !

Jess a fait les présentations, en américain, car la fille ne parlait pas une broque de français. J’ai cru comprendre qu’elle s’appelait Jennifer. Quand il a eu prononcé mon nom, elle a grommelé « Hamm-hamm », vous savez, comme dans les films doublés lorsque les synchronisateurs n’ont pas trouvé de mots équivalents ?

Jess S’est immobilisé en découvrant le divan bleu, dehors. Il l’avait regardé en arrivant, mais sans le voir, comme une chose habituelle qu’on n’aperçoit plus tant elle fait partie du décor.

Ça l’a contrarié. Il a dû se rappeler les anciennes soirées avec Thelma. Pour comble, c’est vers le divan que la fille s’est dirigée de sa merveilleuse démarche de panthère prudente.

Où est-ce qu’il avait pêché cette pin-up, Jess ? Au Shape ? Moi je m’imaginais qu’on ne leur faisait venir que des voitures et des conserves d’Amérique !

« Nous faire un bon petit dîner ! »

Dans ces cas-là, je comprends que les bonnes crachent dans le potage !

* * *

Je leur ai pourtant cuisiné quelque chose de bien : une quiche lorraine et des « oiseaux sans tête » avec pour dessert une mousse au chocolat. Depuis ma cuisine je ne perdais rien de leurs faits et gestes. Je peux vous garantir qu’ils étaient grotesques. La fille jouait les vamps. Elle prenait des poses, des mines. Elle se serait crue déshonorée si elle s’était assise sans montrer ses jarretelles et si elle avait fumé une cigarette sans en avoir allumé une à son compagnon en même temps.

Ciné, quoi ! Ciné et compagnie ! Des regards langoureux ! Des « Hamm-hamm » et une petite touche de salive luisante au milieu des lèvres pour les rendre plus sensuelles. Ce veuf avec sa belle situation, sa Mercury neuve et sa peau dorée, ça devait la mettre en appétit, Jennifer ! C’était une affaire solide à ne pas rater !

Ils ont grignoté. Après ils sont retournés sous la tente bleue pour déguster le crépuscule avec ses étoiles pâlottes, sa brise et ses insectes ivres. Jess donnait à sa conquête des petits baisers dans le cou qui la faisaient glousser d’aise.

Leurs doigts se mêlaient. Je me demandais si elle allait passer la nuit ici. Ça m’en avait tout l’air. Mine de rien, je suis allée donner un coup de « nénette » à l’auto et j’ai distingué une petite valise de cuir sur le siège arrière. Pas d’erreur : mademoiselle « faisait un coucher », comme dit Arthur ! Je grelottais de colère, de haine ! Je voulais faire un éclat, du scandale, n’importe quoi pour me libérer ; pour me guérir de ce mal qui me fouaillait.

La carrosserie était chaude. J’ai mis mes deux mains à plat sur la malle et je les ai contemplés fielleusement à travers une double épaisseur de vitre. Le verre teinté, comme dans l’autre voiture, les rendait irréels. C’était romantique, ce couple sur cette balançoire, qui se faisait des mignardises d’oiseaux. Jamais mon cœur n’avait battu aussi lentement ni aussi fort.

Que pouvais-je contre ce bonheur nouveau que Jess se forgeait à petits baisers effarouchés ? Que pouvais-je ? Qui m’inspirerait un moyen d’arrêter cela ? Pas le Bon Dieu assurément. Peut-être Thelma ? S’il existe une autre vie, elle devait l’avoir mauvaise, Madame, non ? J’ai pensé à elle très fort, pour lui demander aide et assistance. Et croyez-moi ou ne me croyez pas, la réponse ne s’est pas fait attendre !

CHAPITRE XV

Ça n’était pas compliqué. Mais ne sont-ce pas les idées les plus élémentaires qui ont les plus grandes conséquences ?

Je suis montée dans ma chambre. L’électrophone de Thelma s’y trouvait — sous le lit — avec les disques que j’avais récupérés dans la cheminée. Quand on a passé sa jeunesse chez un Arthur, on ne jette rien. Avec mon hérédité, je ne pouvais pas me permettre des fantaisies américaines. Il me restait aussi le peignoir de bain de mon ancienne patronne et jusqu’à un paquet de cigarettes entamé (son dernier !). Je me suis déshabillée en un tournemain. J’ai enfilé le peignoir en dominant l’obscure répulsion qu’il m’inspirait, après quoi, j’ai ramassé le pick-up et les disques et je suis descendue au salon en faisant un détour par la cuisine pour y prendre une bouteille de Scotch.

C’était fantastique, j’avais brusquement l’impression d’être la véritable réincarnation de Thelma. En accomplissant ses gestes, en prenant ses attitudes, je la comprenais un peu. Je jouais à être Thelma. Je me sentais américaine, j’aimais l’alcool et je voulais m’étendre sur le canapé, écouter de la musique de chez moi et essayer d’oublier ce pays qui n’était pas le mien, cette banlieue grise et cette attente interminable d’un homme que j’avais déçu en n’assurant point sa descendance.

Oui, elle était avec moi, Thelma, ce soir-là. Mieux : elle était en moi…

J’ai branché l’électrophone et la voix envoûtante de Presley s’est élevée dans le silence :

Loving you Just loving you…

Le chant caressant et triste avait l’allure d’un cantique. J’ai allumé une Camel. Ce tabac avait un goût sucré pas déplaisant. Je me suis versé un verre de whisky. Ç’a été plus difficile à avaler et j’ai failli perdre « le contact » avec Thelma, mais j’ai tenu bon et l’alcool a produit comme une explosion chaude dans tout mon être.

Loving you…

Entendait-il bien, Jess ? La musique n’allait donc pas le chercher ? Ou bien les bras savants de cette garce étaient-ils plus puissants que le souvenir ?

Le morceau s’est achevé. Il n’était pas là… J’ai bu une nouvelle rasade de Scotch et j’ai replacé le bras du pick-up à son point de départ.

Loving you ! Loving you, Just loving you…

La porte s’est ouverte à la volée. Jess se tenait debout dans l’encadrement. En m’apercevant sur le canapé, drapée dans le peignoir à rayures, une cigarette au bec, il a fermé les yeux, exactement comme à l’aéroport lorsque l’avion s’était envolé avec le cercueil de Thelma. Son corps a eu le même fléchissement.