— Jess, ai-je soupiré.
J’ai ouvert les yeux. Une seconde, la pièce de se briser en lui. Un instant, j’ai cru qu’il allait se précipiter sur moi et me rouer de coups, mais il a refermé la porte. Presley a continué de chanter pour rien. Au bout d’un moment, j’ai entendu le doux ronron de l’auto. Ils partaient ! J’ai fini mon verre d’alcool et me suis laissé couler dans l’ivresse.
— Louise !
J’ai rouvert les yeux. Une seconde, la pièce a tourné autour du canapé, puis elle s’est fixée. Jess se tenait encore dans l’encadrement. Si je n’avais conservé le souvenir de l’auto en marche, j’aurais cru qu’il n’avait pas quitté la pose.
Le voyant rouge de l’électrophone que je n’avais pas éteint répandait une lueur opaline dans la pièce maintenant obscure.
Le moteur de l’appareil produisait un zonzon sifflant.
— Louise !
Il s’est avancé. Son visage avait une dureté que j’ignorais.
— Louise !
— Oui, Monsieur !
— Pourquoi avez-vous fait cette ignoble chose ?
J’avais de la peine à parler, car ma langue collait à mon palais.
— Elle est repartie ?
— Je l’ai ramenée chez elle, oui. Alors ?
— Vous lui avez dit quoi ?
— Là n’est pas la question, répondez ! Pourquoi ce théâtral mise en scène ?
— Je ne voulais pas qu’elle reste !
— Vraiment !
J’ai relevé une jambe, le pan du peignoir a glissé, me dénudant en partie. C’était la première fois de ma vie que j’avais physiquement envie d’un homme.
— Jess !
Je lui ai tendu les bras.
— Jess ! ai-je à nouveau gémi.
— Relevez-vous. Montez dans votre chambre…
Sa voix avait un accent qui ne pouvait tromper une fille, même une fille vierge. J’ai eu un élan pour saisir sa veste. J’ai attrapé le vêtement de toile et l’ai attiré à moi dans un geste farouche de femelle !
— Jess ! Oh ! Jess…
Il est tombé à genoux près du canapé et sa bouche a enfin écrasé la mienne.
Ce qui a suivi, même si ma vie en dépendait, je ne pourrais pas vous le raconter. Allez donc expliquer l’extase avec des mots, vous autres !
CHAPITRE XVI
Nous avons dormi chacun dans notre chambre. Pourtant, après, nous étions montés ensemble à l’étage et Jess me tenait par la taille.
Arrivés sur le palier, il m’a embrassé comme un fou en me pressant contre lui. Chancelante, j’ai ouvert la porte de ma chambre, c’est-à-dire de la « leur ». Je pensais qu’il allait me suivre, mais lorsque je me suis retournée il avait gagné la sienne. Alors j’ai refermé doucement la porte et je me suis glissée entre les draps blancs en frissonnant de plaisir.
Mon corps était brûlant, meurtri, heureux. M’endormir, dans un état pareil, c’était prolonger la durée du plaisir que Jess m’avait donné.
Lorsqu’on secoue la grille d’une chaudière de chauffage central, le bruit se répercute dans toute la maison à cause de la tuyauterie. C’est ce bruit caractéristique qui m’a éveillée le lendemain matin. J’ai été aussitôt alarmée parce que d’ordinaire c’était toujours moi qui me levais la première et surtout parce que depuis deux mois on n’allumait plus le chauffage.
Pourquoi Monsieur s’activait-il de si bonne heure à la cave ? Dans ma hâte d’aller me rendre compte sur place, je voulais mettre le peignoir de bain, mais il ne se trouvait plus dans ma chambre. Ce nouveau mystère a renforcé mon inquiétude. J’ai passé ma robe à même la peau, chaussé mes vieilles mules rouges et j’ai dévalé l’escalier. Une abominable odeur de brûlé montait du sous-sol. En débouchant dans la cave à charbon, j’ai trouvé Jess Rooland en pyjama bleu qui défonçait l’électrophone à coups de talons rageurs.
— Jess !
Il ne s’est pas arrêté pour autant. La sueur lui ruisselait sur le front et il continuait d’écraser le tourne-disques avec son pied. Comme il ne portait pas de souliers, mais ses sandales habituelles, ça devait lui faire rudement mal.
La porte de la chaudière était ouverte, ça flambait dru dans le foyer. J’ai reconnu à la lumière des flammes le peignoir de bain et quelques disques tout racornis, pareils à ces champignons noirs qu’on met à sécher sur les fenêtres à la campagne.
— Qu’est-ce que vous faites ?
En guise de réponse, il a ramassé les débris de l’appareil. Celui-ci avait l’air d’un animal écrabouillé sur une route, les entrailles sorties. Jess l’a enfourné dans la chaudière puis il a essuyé sa figure ruisselante d’un revers de bras.
— Pourquoi avez-vous fait ça, Jess ?
— Je ne voulais plus.
Qu’est-ce qu’il ne voulait plus : le souvenir de Thelma ou celui de nos amours ? Je me suis jetée contre sa poitrine haletante.
— Jess, mon chéri.
Il m’a prise aux épaules et m’a repoussée fermement, en murmurant.
— Non, Louise, sorry !
— Mais, Jess !
— Non, c’est tout à fait impossible. Je suis navré extrêmement pour hier soir. Ç’a été un regrettable vertige !
Un regrettable vertige, notre étreinte !
— Mais je vous aime, Jess. Je vous ai toujours aimé, depuis le premier jour que je vous ai vu. C’est pour cela que je suis venue vous demander de m’engager, vous le comprenez bien !
Il continuait de secouer la tête.
— Vous êtes une petite fille, Louise.
— Plus maintenant ! ai-je hurlé. Plus maintenant, espèce de sale américain !
— Il ne faut pas dire cela, il me semble que vous ressemblez à…
— A ?…
— Non…
— Dites-le !
— À votre mère !
— Oh ! Jess…
J’avais reculé, et cette fois c’est lui qui m’a enlacée. J’ai eu droit à sa poitrine. Sa sueur collait ma joue et j’entendais cogner son cœur.
— Vous ne m’aimez pas ?
— Non, Louise.
— Vous préférez la femme d’hier soir ?
— Non plus !
— Pourquoi l’aviez-vous amenée ici ?
— Oh ! c’était pour m’étourdir… Les hommes sont comme ça, Louise. Beaucoup d’aventures, mais juste un amour.
— Et c’est quoi, votre amour, Thelma ?
— Oui.
Je n’aurais jamais cru une chose semblable. Jess amoureux de sa femme ! Pourtant il avait si bien encaissé sa mort. Je ne savais plus quoi dire. Je voyais qu’il était sincère, qu’il avait pitié de moi et que cette scène le peinait.
— Qu’est-ce que je vais devenir ? ai-je balbutié.
Tout était fini. « L’île » s’enfonçait sous la suie de Léopoldville. Je flairais l’usine Ridel, la télé d’Arthur et l’abat-jour de perles dans notre cuisine, avec Maman comptant des morceaux de sucre du bout de son sacré bec de lièvre pour vérifier combien il y en avait dans un kilo.
Le jour de mon entrée ici, Jess m’avait assuré que mes dix-sept ans valaient quarante millions de dollars ; j’étais prête à les céder pour beaucoup moins que ça, prête même à en faire cadeau au besoin.
— Hein, Monsieur Rooland, qu’est-ce que je vais faire maintenant ?
— Vous êtes jeune !
Ça y est ! On me l’avait déjà servi, ce refrain-là !
J’étais jeune, d’accord. Et puis après ? N’était-ce pas cela justement le drame ? Avoir une jeunesse dont on ne sait que faire ! Une jeunesse qui s’étiole sous le ciel encrassé d’une banlieue ! Une jeunesse dont l’homme que vous aimez a profité un soir de… de vertige et qu’il vous refuse le lendemain matin.