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— Eh bien, je n’ai pas fini d’entendre rouspéter Arthur !

— Dis, ce n’est pas mon père…

Jamais l’odeur des choux n’avait été aussi vive. Maman s’est remise à tirer son aiguille.

En un quart d’heure, mon baluchon a été prêt. Il faut dire qu’en fait de garde-robe c’était mince. D’autre part, je ne voulais pas tout emporter pour ne pas donner à ma mère l’impression d’un départ définitif. De retour dans la cuisine, j’ai demandé :

— Dis, tu permets que j’aille cueillir quelques fleurs dans le jardin pour la patronne ?

— Fais…

La terre de notre jardin est noire. Elle ne fait pas de grosses mottes comme dans une vraie campagne, mais elle s’effrite menu quand on la bêche. Ce qui pousse dans son sein lui ressemble. Tout a un je ne sais quoi d’étiolé, d’avorté, de flétri avant d’avoir éclos. Ou peut-être que c’est une idée que je me fais ? Car les gens d’ici semblent trouver normal ce qui les environne.

En cueillant les soucis et les dahlias d’Arthur, j’ai entendu roucouler ses pigeons dans la volière qu’il a construite près des cabinets. Les pigeons, avec la télé et la chopine, c’est son vice. Il en a quatre couples dans des caisses arrangées en petites maisons. Ce sont des blancs avec l’extrémité des ailes comme qui dirait frisée.

Je me suis rappelée que ceux du bout avaient des petits juste à point. La veille, Arthur avait parlé de les manger le prochain dimanche. Ça m’a donné une idée. J’ai couru appeler Maman.

— Tu veux venir tordre le cou aux pigeonneaux, Maman ?

— Tu n’y penses pas !

— C’est pour mes patrons !

Alors là, je l’ai entendue ! Tout ce qui bouillonnait en elle comme rancœur m’est parti à la figure. Je commençais à la faire tartir avec mes Américains ! Déjà que ces gens nous prenaient tout, s’il fallait par-dessus le marché les fleurir et les nourrir, c’était le bouquet !

Le bouquet, je l’avais justement dans mes bras. Maintenant la bordure d’Arthur ressemblait au crâne d’un soldat puni. J’ai laissé déferler l’orage. Son bec de lièvre était violet, à Maman. Quand elle n’a plus eu de souffle, j’ai pris la relève.

— Écoute, tu es là, tu cries ! Mais je vais te les payer, les pigeonneaux… Le prix fort, même ! C’était justement pour qu’Arthur fasse une bonne affaire, alors tu vois…

Non seulement elle a étouffé les pigeons en les serrant sous les ailes, mais elle les a également plumés et vidés. Je suis rentrée triomphante « à la maison ». Au passage, j’avais acheté du lard maigre et des petits pois. Jusque-là, je n’avais jamais montré de grandes dispositions pour la cuisine. Il faut dire que celle qu’on pouvait faire chez nous n’avait rien d’emballant, mais ça ne m’empêchait pas de lire les recettes publiées par les magazines féminins (avec illustrations en couleurs quelquefois !)

Celle du pigeon-flambé-sur-canapé était inscrite en caractères gros comme ça dans ma mémoire…

CHAPITRE V

Lorsque M. Rooland est rentré, il a eu un choc, je vous jure. J’avais dressé le couvert sur une nappe (n’en ayant pas, je m’étais servie de deux torchons à motifs de chez Primavera) et non pas à même la table comme Thelma faisait avant moi. Une botte de soucis dans un vase donnait un petit air joyeux à tout ça. Quant à l’odeur en provenance de la cuisine, elle vous mettait de la salive plein la bouche. M. Rooland a questionné sa femme, en américain. Elle lui a dit, je pense, que tout avait merveilleusement marché car il m’a fait un de ces sourires pareil à une réclame pour le ski nautique.

Il s’est lavé les mains tandis que sa femme préparait des whiskies. Puis ils sont allés se balancer un moment sous la tente bleue du divan en se disant des trucs à mon sujet.

Une demi-heure plus tard, je suis allée me changer pour les servir. J’avais une robe noire qui me restait de l’enterrement d’un oncle. Lorsqu’on nouait un petit tablier par-dessus on ressemblait vraiment à une femme de chambre. Je ne possédais qu’un tablier rose, mais dans un sens ça faisait plus gai.

Alors j’ai amené mes deux pigeons, dorés comme des médailles et bien bardés de lard sur un lit de croûtons. C’était le grand moment : j’ai pris d’autorité la bouteille de whisky et j’en ai versé une rasade sur mes bestioles. Une allumette et hop ! Ah si vous aviez vu ce brasier et leur air émerveillé, aux Rooland ! Franchement, il y a des gens qu’on a décorés et qui ont moins fait pour le prestige de la France que moi ce jour-là !

Ils m’ont demandé de me mettre à table avec eux ; j’ai refusé. Chacun à sa place. La mienne était à la cuisine. Je faisais la vaisselle au fur et à mesure du service afin de ne pas me laisser déborder. Je mangeais un sandwich pendant ce temps. Ce que je voulais, c’était avant tout leur montrer que dans une maison comme la leur, claire et joyeuse, tout doit être toujours propre, bien en ordre. Quand ils sont rentrés, après avoir fumé je ne sais pas combien de cigarettes, il faisait complètement nuit. Le ciel rougeoyait du côté des usines et des insectes chancelants zigzaguaient dans le jardin. Un lampadaire proche les attirait. Sa lumière blanche faisait briller les larges pare-chocs chromés de l’auto. Maintenant que ma besogne était terminée et que j’en ressentais la fatigue dans des bras et mes jambes, j’aurais aimé que M. Rooland m’emmène faire un tour dans sa belle bagnole.

Je me serais assise devant, près du chauffeur, et j’aurais regardé fonctionner tous les cadrans du tableau de bord. Quand l’auto roulait, elle faisait si peu de bruit qu’on ne l’entendait pas arriver. Et il y avait la radio, naturellement. Oui, je me voyais très bien me prélassant sur les coussins blancs, écoutant de la musique douce et regardant les mains criblées de taches rousses de M. Rooland, posées sur le volant.

— Louise !

Il se tenait derrière moi et m’avait surprise en train de contempler la voiture par la fenêtre de la cuisine.

— Oui, Monsieur ?

— Je voulais vous dire très bien ! Ma femme et moi nous sommes extrêmement satisfaits.

— Merci, Monsieur ; moi de même !

Il s’est approché un peu plus pour voir ce que je regardais. Jusqu’ici les hommes m’avaient toujours fait un peu peur. Si j’étais certaine que vous ne vous moquiez pas de moi, je vous dirais pourquoi. Eh bien voilà : c’est à cause de leurs pieds. Souvent, des garçons agréables m’avaient entreprise, et j’en ai connu qui possédaient un baratin du diable. Dans notre banlieue, c’est fou ce que les jeunes sont précoces et dégourdis. Il m’était arrivé d’être sensible à leurs boniments, à leurs sourires tout neufs, à leurs yeux qui vous embrassent déjà… Mais le moment arrivait toujours où je leur regardais les pieds, et alors une drôle de frayeur me saisissait. Je me rendais compte que ce n’étaient que des animaux. Cette peur des pieds, plus j’y pense, plus je crois qu’elle me vient de ceux de grand-père. J’avais quatre ans lorsqu’il mourut. On m’avait éloignée de la chambre mortuaire, mais quand on est venu le mettre en bière, avec toute la famille en larmes autour du lit, j’ai réussi à m’approcher et ce qui m’a choquée, ce qui m’a effrayée, c’était ni ses mains blanches soudées sur un chapelet, ni son visage de cire, pincé, mais justement ses grands pieds de facteur avec ses souliers du dimanche dont je voyais les semelles pour la première fois.

Depuis lors, les pieds des hommes me faisaient horreur. Quand un gars m’embrassait, si je me mettais à penser à ses deux souliers posés à plat devant les miens, je le repoussais de toutes mes forces et me sauvais. Les jeunes gens d’ici avaient fini par croire que « je ne tournais pas très rond » ; il n’y avait plus que les nouveaux pour me « chambrer » un peu, mais une réputation c’est une réputation et leurs entreprises n’allaient jamais bien loin.