CHAPITRE VII
La vie a continué comme ça des mois, et je crois bien qu’après tout j’ai fini par m’arranger une sorte de bonheur tranquille. Ce n’était pas celui que j’avais prévu. Il était moins chatoyant, moins drôle, mais plus j’y réfléchis, plus je me dis que c’était du bonheur tout de même. Une chose m’avait surprise au début, c’était la façon dont Madame se saoulait. D’ordinaire, les gens qui ont bu sont bavards. Ils s’excitent, font des gestes, crient ou rigolent. Thelma, elle, restait silencieuse, à contempler des choses au fond d’elle-même. Il n’y avait que le soir, au salon, qu’elle s’animait un peu et faisait sa séance à Jess… ou bien la nuit, lorsque l’alcool au lieu de l’assommer l’empêchait de dormir et qu’elle se relevait pour mettre des disques. Quand l’hiver est venu, il y a eu une légère variante dans le petit cérémonial d’après-dîner. Au lieu de se mettre en peignoir, Mme Rooland passait son manteau de fourrure. Elle en avait un magnifique, dans les bruns-clairs, avec du poil long et souple… Je ne sais pas sur le dos de quel animal on allait chercher ces peaux, je me demande si ce n’était pas du vison dans le fond ? Moi, la pelleterie, vous savez…
En tout cas, la première fois que je l’ai aperçue toute nue dans ce beau manteau, j’ai eu de la peine.
Un peignoir de bain, c’est fait pour mettre à même la peau, n’est-ce pas ? Tandis que nue sous un manteau de fourrure ça prend nettement une allure bizarre… Enfin, lorsqu’on sert chez les autres on ne doit s’étonner de rien. Il faut se dire une fois pour toutes qu’ils détiennent la vérité ou en tout cas, faire comme s’ils la possédaient réellement et laisser venir. Leurs manies et leurs vices sont respectables, puisqu’ils nous paient pour les respecter. C’est une question de conventions (et pas seulement de conventions collectives, comme dirait cet abruti d’Arthur).
Donc nous sommes arrivés à l’hiver. Ceux d’ici ne sont jamais blancs, même lorsqu’il neige beaucoup ; mais gris et sales. Ce sont des hivers de boue et de suie. Léopoldville ressemble alors à une vieille femme malade…
Un soir, M. Rooland est rentré préoccupé. Depuis les froids, il portait un imperméable avec des espèces d’épaulettes qui le faisaient ressembler à un officier. Il a discuté longuement avec sa femme qui, par extraordinaire, était moins chlass que de coutume. Ensuite ils m’ont appelée au salon. J’avais allumé un feu de bûches dans la cheminée et ça crépitait dur en répandant une saine odeur de résine.
— Louise, je veux vous prévenir que nous allons donner une réception ici dimanche soir…
— Bien, Monsieur.
Dans mon for intérieur, j’ai éprouvé un curieux ennui. Ça n’était pas la perspective du surcroît de travail qui m’effrayait, mais la pensée que notre paix dominicale allait être troublée.
— Il y aura une quinzaine de personnes…
Cette fois, j’ai été alarmée question service. Je ne me sentais pas capable de nourrir ni de servir autant de monde.
— Quinze personnes à dîner, Monsieur !
Il a secoué la tête.
— Oh ! non. Pas un dîner à la française : un buffet… On prépare beaucoup de choses froides sur une grande table, vous voyez ? Sandwich-clubs, toasts tartinés… and so on.
J’ai respiré.
— O.K. !
Je m’y étais mise au « O.K. » Mais je n’avais pas la manière nasillarde pour le prononcer et chaque fois ils avaient un petit rire, Thelma et Jess.
— Ce seront des chefs à moi, des collègues aussi… Il y aura des Anglais, des Belges, des Américains, des Français… Je voudrais que ce soit très bien. Vous sentez-vous capable de… d’organiser tout ?
— Oui, Monsieur…
— Les autres fois je faisais appel à l’hôtel Benoît ; ils préparaient tout et m’envoyaient un extra pour le service… Mais ma femme et moi nous pensons que vous êtes une si merveilleuse cuisinière !
— Je ferai seule, Monsieur. Madame n’aura qu’à m’expliquer…
— O.K., c’est juste la réponse que j’attendais de vous, Louise. D’ailleurs je serai là aussi et je vous aiderai…
Du coup, la corvée se transformait en partie de plaisir pour moi. Et c’en a été une, du moins pour la partie préparatoire de la fête.
Vous savez, lorsqu’on a le feu sacré, on est capable de faire des miracles. Je ne veux pas dire que j’en ai fait ce dimanche-là, mais je défie n’importe quelle bonne de réussir un tel exploit.
Le samedi après-midi, nous sommes allés faire nos emplettes à Paris tous les trois. J’étais à l’arrière de la voiture et je me faisais l’effet d’une riche héritière que son chauffeur conduit à une réception. Jess a laissé la voiture au parking américain de la rue Marbeuf et nous avons pris un taxi pour aller jusqu’aux Grands Magasins. Avant de s’occuper de la boustifaille, il fallait prévoir les ustensiles. J’ai acheté une quantité d’assiettes en carton doré, de nappes et de serviettes en papier finement dentelé. C’était marrant comme impression. Les Rooland m’obéissaient au doigt et à l’œil comme s’ils avaient été mes larbins au lieu d’être mes patrons. Vu qu’on était à quinze jours de Noël, je leur ai suggéré de prendre des motifs en brillant pour suspendre un peu partout. Je leur ai dit aussi qu’une soirée aux chandelles serait plus captivante, ça les a emballés et nous avons acheté une tripotée de bougies de toutes formes et de toutes couleurs ainsi que des chandeliers en matière plastique.
Après ça nous sommes allés dans le quartier des Halles, car il me fallait des poulets, une pièce de bœuf, des fromages, des crevettes et des fruits. On a choisi ce qu’il y avait de mieux. Je peux vous dire une chose : c’est beau l’argent. À la maison, quand par extraordinaire on mangeait du poulet, Maman choisissait toujours le moins cher. Il y avait plus d’os que de viande, sa chair était blême et sa peau grenue et hérissée de « picous ».
Tandis que ceux que nous ramenions ce jour-là à Léopoldville étaient gras, dodus, appétissants comme des bébés avec leur médaille de Bresse au cou.
Quand on a été de retour, j’ai gardé le commandement des opérations. Il ne s’agissait pas de s’amuser. Quatre poulets et un filet de bœuf grand comme ça à cuire, c’était pour moi un tour de force. Je l’ai réussi pourtant. Pendant que ça mijotait sur tous les trous de la cuisinière, j’ai commandé par téléphone une quantité industrielle de petits pains à la boulangerie du pays. C’était grisant de diriger cette maison. Près de moi, sur la petite table de la cuisine, Jess taillait les bougies pour les faire entrer dans les chandeliers. Sa femme l’a aidé un moment, puis elle s’est éclipsée et quelques instants plus tard on a entendu « Loving You » à l’étage au-dessus. Mine de rien, Monsieur est allé jeter un coup d’œil dans le salon : la bouteille de scotch ne s’y trouvait plus.
Nous nous sommes regardés sans rien dire. Il a continué de tailler ses bougies.
Le lendemain soir, tout était prêt. Une féerie ! J’avais vu quelques années auparavant une crèche magnifique dans une grande église de Paris dont je ne me rappelle plus le Saint ; eh bien, elle était moins belle que la salle à manger des Rooland ce soir-là.
Nous avions poussé la table contre le mur du fond ainsi qu’une autre pour que l’on puisse tout installer. Sur la plus petite j’avais placé ma verrerie : des flûtes à champagne et des grands verres pour le whisky. Dans une immense lessiveuse drapée de branches de houx, Monsieur avait mis dix bouteilles de « Pommery » recouvertes de glace concassée. On ne voyait dépasser que leurs petits casques dorés, c’était joyeux tout plein.
Les flacons de whisky s’alignaient sur la table. Toutes les grandes marques y étaient représentées car au Shape, Jess trouvait à bon prix tout ce qui existait en fait d’alcool.