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— Lieutenant, dit-il d’une voix sourde.

— Je vous nomme capitaine, dit Veran avec solennité, au nom de son Altitude Sérénissime le Ptar de Murphie.

Sa voix se fit relativement cordiale lorsqu’il ajouta :

— Naturellement, vous serez nommé maréchal lorsque nous aurons gagné la guerre. Je ne puis pour le moment vous accorder un grade plus élevé que celui de capitaine puisque vous avez servi dans une armée étrangère. Je présume que vous devez être heureux d’avoir retrouvé une véritable armée, des hommes solides. Les quelques heures que vous avez passées seul sur ce monde n’ont pas dû être drôles.

Il s’approcha de Corson et souffla à voix plus basse.

— Croyez-vous que je pourrai trouver des recrues sur cette planète ? J’ai besoin d’un million d’hommes environ. Et il me faudrait deux cent mille hipprones. Nous pouvons encore sauver Aergistal.

— Je n’en doute pas, dit Corson. Mais un hipprone, qu’est-ce que c’est ?

— Nos montures, capitaine Corson.

Veran désigna d’un large mouvement les huit Monstres.

— J’ai de grands projets, capitaine et je ne doute pas que vous souhaitiez vous y associer. En vérité, quand j’aurai repris Aergistal, je compte foncer sur Naphur, m’emparer des armureries et renverser cette abjecte ordure qu’est le Ptar de Murphie.

— À dire vrai, fit Corson, je doute que vous trouviez beaucoup de recrues sur ce monde. Quant aux hipprones, j’en ai laissé un, quelque part dans une forêt. Mais il est tout à fait sauvage.

— Merveilleux, dit Veran. Il ôta son casque. Les cheveux commençaient à repousser sur son crâne rasé et le faisaient ressembler à une pelote d’épingles. Ses yeux gris, profondément enfoncés, évoquaient des pierres dures. Son visage portait la patine d’un vieux bronze, avec des traînées plus claires là où des cicatrices avaient laissé leurs traces. Ses mains étaient gainées de métal souple et brillant.

— Veuillez me remettre votre arme, capitaine Corson, dit-il.

Corson hésita une seconde. Puis il tendit la crosse de son arme à Veran, qui s’en empara d’un geste sec.

Le colonel l’examina et la soupesa. Il sourit.

— Un jouet.

Il parut réfléchir. Puis jeta l’arme à Corson qui, surpris, faillit la laisser tomber.

— Compte tenu de votre grade et de l’insigne service que vous nous avez rendu, je pense pouvoir vous la laisser. Il va de soi qu’elle ne saurait servir que contre nos ennemis. Mais comme je crains qu’elle ne se révèle insuffisante pour vous protéger, capitaine, je vais vous donner deux de mes hommes.

Il fit un signe.

Deux soldats s’avancèrent et se figèrent au garde-à-vous.

— Vous êtes désormais aux ordres du capitaine Corson. Veillez à ce qu’il ne risque pas de tomber dans une embuscade en quittant les limites du camp. Cette otage…

— Elle restera sous ma responsabilité, colonel, dit Corson.

Les yeux durs de Veran le fixèrent un moment.

— Dans l’immédiat, cela est sans doute préférable. Vous veillerez à ce qu’elle ne circule pas dans le camp. Je n’aime pas abuser de la discipline. Vous pouvez aller.

Les deux soldats qui les flanquaient pivotèrent sur leurs talons. Se sentant impuissant, Corson les imita, rudoyant Antonella pour la forme. Ils se mirent en marche.

— Capitaine.

La voix dure de Veran les arrêta net. Elle se fit ironique.

— Je n’aurais pas cru trouver autant de sensibilité chez un soldat de votre trempe, Corson. Je vous verrai demain.

Ils repartirent. Les soldats marchaient comme des automates, au pas cadencé. Fatigue et discipline. Involontairement, Corson adopta le même pas. Il ne nourrissait aucune illusion sur son statut, malgré son arme et son escorte, ou plutôt à cause de celle-ci. Il était prisonnier.

Les soldats les entraînèrent vers un groupe de tentes grises que des hommes édifiaient avec des gestes vifs et précis. Ils avaient auparavant soigneusement brûlé le sol de la clairière. La terre desséchée était couverte d’un mince tapis de cendres. Là où passaient les troupes du Ptar de Murphie, l’herbe avait sûrement du mal à repousser.

Un des soldats souleva le pan d’une des tentes déjà montées et leur fit signe d’entrer. À l’intérieur, le mobilier était rudimentaire. Des sièges gonflables entouraient une feuille de métal déroulée qui flottait dans l’air et qui tenait lieu de table. Deux couchettes étroites complétaient l’ensemble. Mais la rigueur de ce cadre réconforta Corson. Il s’y sentait plus à l’aise que dans le décor fastueux des immeubles baroques de Dyoto. Il laissa son esprit vagabonder un instant. Comment les habitants d’Uria réagiraient-ils à l’invasion ? Quoique les troupes de Veran fussent peu nombreuses, il était hors de doute qu’elles ne se heurteraient à aucune résistance sérieuse. Naturellement, la nouvelle parviendrait d’une façon ou d’une autre au conseil de l’avenir, mais il ne pourrait mettre en ligne aucune troupe. Il était peut-être déjà annihilé. Question : comment un gouvernement peut-il subsister dans l’avenir quand le passé qui lui a donné naissance est virtuellement anéanti ? Les Uriens ne s’étaient peut-être jamais posé le problème mais ils allaient en apprendre la solution avant même d’être avertis de son existence. En un sens, cette menace immédiate rejetait dans l’ombre celle des Monstres que la civilisation de Veran semblait avoir domptés et qu’elle nommait hipprones.

Et la coïncidence était par trop extraordinaire. Veran surgissait du néant, prétendait le connaître et affirmait avoir besoin de deux cent mille hipprones. Dans moins de six mois, s’il parvenait à capturer les descendants du Monstre que Corson lui-même avait contribué à déposer sur Uria, il disposerait de dix-huit mille hipprones. En moins d’un an, il en aurait plus qu’il n’en demandait. Placé dans des circonstances favorables, les Monstres se reproduisaient vite. Et ils atteignaient rapidement leur plein développement.

Il n’y avait pas une chance sur un milliard pour que Veran fût arrivé par hasard à cet instant précis. Mais pourquoi avait-il besoin d’un hipprone sauvage ?

Parce que…

Les hipprones domestiques de Veran ne pouvaient pas se reproduire. Sur Terre, pendant des milliers d’années, une partie de la traction animale avait été assurée par des bœufs. Leur docilité résultait d’une minime opération qu’on leur faisait subir. L’animal entier, appelé taureau, était un véritable fauve. Selon toute probabilité, les hipprones de Veran avaient connu un traitement similaire. Il lui fallait donc un Monstre sauvage. Intact.

Corson reporta enfin son attention sur Antonella. Elle s’était assise sur un des fauteuils gonflables. Ses mains, qu’elle surveillait, posées à plat sur la table, tremblaient légèrement. Elle leva les yeux, fixant Corson, attendant qu’il parle. Ses traits étaient tirés, mais elle ne donnait aucun signe de panique. Au total, elle se comportait mieux qu’il ne l’aurait cru. Il s’assit en face d’elle.

— Il y a de fortes chances pour qu’on nous écoute, commença-t-il abruptement. Néanmoins, je vous dirai ceci. Le colonel Veran me paraît un homme raisonnable. Cette planète a besoin d’être remise en ordre. Je suis persuadé qu’il ne vous arrivera rien tant que vous respecterez son autorité et la mienne. D’autant que votre présence peut faciliter ses projets.

Il espéra qu’elle avait compris qu’il ne la trahissait pas et qu’il ferait le maximum pour la sortir de là saine et sauve, mais qu’il ne pouvait lui en dire plus sur le moment. Veran avait d’autres soucis que de les épier, mais il n’était pas homme à prendre des risques. Un de ses adjoints les écoutait et les enregistrait sans doute. Si Corson s’était trouvé à la place de Veran, il aurait agi de la sorte.