Un soldat souleva la tenture qui fermait la tente et jeta un coup d’œil méfiant à l’intérieur. Un deuxième soldat entra et déposa sans un mot deux plateaux sur la table. Corson reconnut presque aussitôt leur contenu : les rations militaires n’avaient guère changé d’aspect. Après quelques tâtonnements, il montra à Antonella comment faire chauffer les boîtes en brisant un sceau et comment les ouvrir ensuite sans se brûler les doigts. Il mangea de bon appétit en se servant des couverts incorporés. À sa grande surprise, Antonella l’imita sans hésiter. Il commençait à éprouver du respect pour les civils d’Uria.
Puis il se dit que leur pouvoir devait les aider à conserver leur sang-froid. Ils étaient avertis dès qu’un danger immédiat les menaçait. Ils donneraient peut-être plus de fil à retordre aux soldats de Veran que celui-ci ne le pensait.
Ayant fini de manger, Corson se leva. Il se dirigea vers la porte de la tente et, avant de sortir, se tourna vers Antonella.
— Je vais faire un tour dans le camp et voir si les conceptions du colonel Veran en matière de défense coïncident avec celles qui m’ont été enseignées. Mon expérience lui sera peut-être utile. Ne sortez d’ici sous aucun prétexte. Ne vous montrez pas. Ne vous couchez pas avant que je sois de retour. Les… hum… commodités souhaitables se trouvent sous les couchettes. Je ne serai pas sorti plus d’une heure.
Elle le regarda sans rien dire. Il essaya de déchiffrer son expression et de s’assurer qu’elle ne se méprenait pas sur ses intentions. Mais il renonça. Si elle jouait un rôle, elle méritait un prix d’interprétation.
Comme il s’y attendait, les deux soldats encadraient la sortie. Il avança d’un pas et laissa retomber le pan de la tente sans déclencher la moindre réaction.
— Je compte me promener dans les limites du camp, dit-il d’une voix rogue.
Un des soldats claqua immédiatement des talons et se plaça à son côté. La discipline était une réalité dans le camp de Veran.
Cela le rassura sur le sort immédiat d’Antonella. Le camp était sur le pied de guerre et Veran ne laisserait pas la discipline se relâcher d’un cran. Il avait agi avec bon sens en interdisant à Antonella de circuler dans le camp et en la laissant sous la responsabilité de Corson. Il avait d’autres soucis que d’ériger une prison pour une seule prisonnière. D’autre part, la vue d’une femme risquait d’engendrer un certain flottement dans les rangs. S’il n’avait pensé pouvoir l’utiliser, Veran aurait fait abattre Antonella dès le premier instant. Plus tard, quand le camp serait fortifié et les hommes mis au repos, la question se poserait différemment.
Corson chassa cette pensée déplaisante et regarda autour de lui. Le sol de la clairière, entièrement calciné, formait un cercle noirci de plusieurs centaines de mètres de diamètre. Près du pourtour, des soldats enfonçaient des piquets et les reliaient avec un fil étincelant. Un système de détection ? Corson en doutait. Les hommes qui déroulaient le fil portaient de lourdes tenues isolantes. Une ligne de défense, plutôt. Malgré son apparente fragilité, elle devait être redoutable.
Une centaine de tentes occupaient la moitié de la surface ainsi protégée. Corson chercha du regard une tente plus vaste que les autres, un fanion, mais en vain. Le poste de commandement de Veran ne se distinguait en rien des tentes de ses soldats.
Un peu plus loin, une sourde vibration ébranla ses semelles. Veran faisait creuser des quartiers souterrains. Sans le moindre doute, il connaissait son métier.
Corson compta vingt-sept hipprones, de l’autre côté de la clairière. D’après le nombre des tentes, Veran disposait au plus de six cents soldats. Si le titre de colonel avait conservé le même sens depuis l’époque de Corson, Veran devait avoir eu sous ses ordres, au début de la campagne, entre dix mille et cent mille hommes. Aergistal avait bien été un désastre. Le 623e régiment de cavalerie du Ptar de Murphie avait été presque entièrement anéanti. Veran avait dû manifester une détermination inhumaine pour rétablir l’ordre dans les rangs des survivants et pour les contraindre à édifier ce camp restreint comme si rien ne s’était passé. Et il fallait qu’il fût doté d’une ambition phénoménale, pour ne pas dire d’une présomption démesurée, pour qu’il songeât à reprendre le combat.
Le fait qu’il laissât Corson inspecter librement ses défenses indiquait assez clairement le caractère de l’homme. De même que sa volonté exprimée d’enrôler un million d’hommes pour compléter son armée fantôme. Bluff ? Peut-être. À moins qu’il ne dispose de ressources insoupçonnées. Ce qui ramena Corson à une question qu’il s’étonna d’avoir négligée si longtemps. Contre qui Veran se battait-il à Aergistal ?
12
Les hipprones n’étaient pas entravés. Ils demeuraient si complètement immobiles que d’un peu loin on aurait pu les prendre pour d’énormes troncs d’arbres bariolés. Leurs six grosses pattes terminées chacune par six doigts ressemblaient à des racines. Les yeux qui cernaient leurs corps, à mi-hauteur, un peu au-dessus de la tête de Corson, n’étaient traversés que par des lumières ternes. De temps à autre, un des hipprones poussait un petit cri plaintif suivi d’un grognement de goret. On aurait dit des ruminants. Rien de commun avec le fauve que Corson avait entrepris d’étudier avant la destruction du navire. Sur leurs flancs, un harnachement compliqué avait laissé des cicatrices profondes, comme le fer dans une écorce.
Comment pouvaient-ils être montés ? Aucun endroit de leur corps ne pouvait à première vue accueillir une selle. Combien d’hommes un hipprone pouvait-il porter ? Les prétentions de Veran fournissaient une indication. Un million d’hommes et deux cent mille hipprones. Un hipprone suffisait à porter quatre hommes et leur équipement. Et quel rôle jouaient-ils dans une bataille ? Jusque-là Corson avait admis sans y réfléchir qu’ils pouvaient tenir lieu de chars d’assaut. Leur mobilité et leur férocité atavique devaient faire merveille dans un combat terrestre. Leur aptitude à prévoir l’avenir immédiat et à se décaler d’une seconde dans le temps devait en faire des cibles presque insaisissables. Mais les hipprones que Corson avait sous les yeux ne semblaient guère féroces. Il eût juré qu’ils étaient complètement stupides, au contraire du spécimen sauvage qui errait dans les forêts de la planète et cherchait un endroit propice à la reproduction.
L’utilisation d’une monture vivante dans une guerre n’était pas un concept inconnu de Corson. Au cours du conflit entre la Terre et Uria, il avait eu l’occasion de rencontrer, sur des mondes disputés, des barbares, alliés des Terriens, qui chevauchaient des reptiles, des hippogriffes ou encore des arachnides. Mais il avait surtout l’habitude d’une armée mécanisée. Ce qui le surprenait ici, c’était la coexistence d’une technologie avancée et de montures animales. Sur quel terrain s’était-on battu à Aergistal ?
Il était incapable de l’imaginer. Si les planètes avaient des noms qui leur ressemblent, celle-là pourrait bien être un monde torturé de roches aux arêtes vives baignant dans une lumière d’acier. Mais Aergistal était peut-être un vert vallon riant. Pas sur Uria, mais quelque part sur une autre planète. Ni Floria Van Nelle ni Antonella n’avaient parlé à Corson d’une guerre qui se déroulât sur Uria, fût-ce sur un continent éloigné. Au contraire.
Non, la bataille où Veran avait perdu la plus grande partie de ses forces s’était déroulée sur un autre monde. Veran avait embarqué tant bien que mal sur un croiseur les débris de sa troupe et avait cherché un monde accueillant pour reconstituer son potentiel. Il était tombé sur Uria par hasard, avait débarqué ses gens et ses bêtes et renvoyé son croiseur dans l’espace, de crainte qu’il ne fût cloué au sol.