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Mais…

Veran venait de livrer cette bataille. Ses hommes étaient encore en tenue de combat quand ils avaient intercepté Corson. Ils étaient sales, épuisés. Si proche que fût Aergistal, si rapide qu’ait été le croiseur de Veran, il aurait fallu plusieurs heures, peut-être plusieurs jours pour couvrir la distance. Corson essaya de se souvenir de la composition du système d’Uria. La planète n’avait pas de satellite. Le système comptait deux autres mondes, mais c’étaient des planètes géantes, gazeuses, qui n’offraient pas le moindre champ de bataille, au moins pour des humains. La population d’étoiles de cette partie du ciel était peu dense. Aergistal se trouvait donc au moins à six années-lumière d’Uria. Probablement bien plus loin. L’idée d’un croiseur qui pût parcourir plusieurs années-lumière en quelques minutes était absurde. Et pourtant…

Corson était le seul survivant d’un univers disparu depuis plus de six mille ans. En soixante siècles, bien des découvertes avaient dû être faites. Ce qu’il avait vu à Dyoto dépassait déjà sa compréhension. Un croiseur capable d’une vitesse presque absolue n’était guère plus absurde qu’une société anarchique ou qu’une ville entièrement fondée sur l’antigravitation.

Tandis que Corson contemplait le spectacle de l’activité martiale qui régnait dans le camp, une sourde nostalgie l’envahit. Quoiqu’il n’eût jamais été particulièrement belliqueux, il se sentait de nouveau chez lui dans cet univers de tension et d’efficacité. Il suivit du regard l’homme qui faisait les cent pas devant les hipprones, l’arme à la bretelle. Il jeta un coup d’œil à son garde du corps. Aucun des deux ne semblait se soucier des vastes problèmes qui agitaient l’univers. Ils avaient perdu des amis dans la bataille d’Aergistal, mais rien dans leur attitude ne le laissait supposer. Deux jours plus tôt, Corson avait été comme eux. Curieux, ce que deux jours peuvent faire d’un homme. Deux jours et six mille ans. Non, se dit amèrement Corson, deux jours, six mille ans et deux femmes.

Il se planta devant son garde.

— Ça a été dur, à Aergistal ?

Le soldat ne broncha pas. Il regardait, droit devant lui, un horizon fixé à six pas par un règlement éternel. Corson durcit le ton.

— Répondez. Je suis le capitaine Corson.

Le soldat dit enfin, d’une voix nette, sans presque desserrer les dents.

— Le colonel Veran vous renseignera lui-même. Ce sont ses ordres.

Corson n’insista pas. À la question qu’il voulait poser ensuite, le soldat n’aurait pas pu répondre, même s’il avait voulu. Où était Aergistal ? Et la troisième n’aurait pas eu plus de sens. Quand était-ce, Aergistal ? Car Corson était convaincu que la bataille s’était déroulée dans le passé. Le croiseur de Veran n’avait pas seulement franchi l’espace. Comme Corson lui-même, il avait traversé le temps. Il venait d’une époque où se livraient encore des guerres interstellaires, où l’Office de Sécurité ne faisait pas encore la loi.

Corson se demanda comment réagirait l’Office de Sécurité quand il découvrirait la présence de Veran sur Uria.

Il contourna l’enclos des hipprones. La nuit achevait de tomber. Le soleil disparu habillait encore d’aigrettes mauves le sommet des arbres. Un vent frais s’était levé. Corson frissonna. Pour la première fois, il prit conscience du ridicule de ses vêtements flottants et baroques. Le garde devait avoir du mal à le prendre pour un officier. Corson regretta d’avoir quitté son uniforme et de l’avoir détruit. Bien qu’il ne ressemblât pas à la tenue des hommes de Veran, il lui aurait conféré une allure plus martiale. Il sourit intérieurement : il n’aurait pas été démobilisé longtemps. À peine plus de quarante-huit heures. Peut-être l’arrivée de Veran avait-elle été providentielle ! En sa compagnie et puisque l’homme semblait avoir besoin de lui, Corson pourrait reprendre le seul métier qu’il connût, celui des armes. Peu importait le risque. Le danger était partout, dans la forêt avec ce monstre qui errait à l’aventure, dans l’espace où lui, Corson, était un hors-la-loi, un criminel de guerre. Autant finir ses jours avec ses pareils.

Il fit une grimace, songeant à Antonella. On avait raison d’apprendre aux soldats à se tenir au large des vraies femmes, à ne jamais leur accorder plus de quelques instants. Elles compliquaient tout. Comme si sa situation n’était pas déjà assez embrouillée.

Il ne pouvait pas la laisser choir. Il ne l’abandonnerait pas. Ses poings se serrèrent dans un réflexe inutile. Sur la bordure sombre de la forêt, le fil d’enceinte irradiait une lueur pourpre. Il était absurde de songer à s’évader.

— Je rentre, annonça-t-il sans s’adresser à personne.

Le soldat lui emboîta le pas.

13

À peine s’était-il endormi qu’il se retrouva sur la Terre. Il courait dans un couloir souterrain aux parois de béton cru, mille mètres sous la surface du sol, les yeux brûlés par la lumière fade d’un serpent de néon. Il fuyait. Tout son corps vibrait au rythme des explosions nucléaires qui se produisaient à la cadence d’une à la minute, un kilomètre au-dessus de sa tête. Les bombes étaient lancées de trop loin pour viser un but précis. Elles étaient lâchées de l’orbite de Pluton, ou de plus loin encore, par les navires uriens. Les neuf dixièmes d’entre elles étaient interceptées avant d’atteindre l’atmosphère terrestre. Quelques-unes ne parvenaient pas à décélérer en entrant dans l’atmosphère et brûlaient instantanément, sans avoir eu le temps d’exploser. Les quatre cinquièmes de celles qui atteignaient la surface tombaient dans la mer, sans grand dommage immédiat. Une ou deux seulement sur cent frappaient un continent. Mais les soutes des navires uriens semblaient inépuisables. Pour la première fois, la Terre elle-même était soumise à un bombardement. Et sur cette face de la planète, en haut, c’était l’enfer.

Naturellement, il n’y restait plus personne. Ceux qui n’avaient pas trouvé place à temps dans les abris – une minorité – étaient morts dans les premières secondes de l’attaque. Tout en courant, il répétait, mécaniquement, un calcul. Cela représentait au moins deux cents millions de morts. En dix secondes.

Il ne savait pas pourquoi il courait. Il lui était impossible de s’arrêter, impossible même de freiner le mouvement de ses jambes lancées comme les pistons d’une machine. Il courait les mains en avant comme en une chute éperdue, comme s’il devait venir s’écraser d’un instant à l’autre contre un mur inopinément surgi du sol. Mais le couloir souterrain avait au moins vingt kilomètres de long. Le rythme des explosions s’accéléra et il lui sembla qu’il faisait écho au bruit de ses pas. Quelqu’un le poursuivait.

Un frôlement léger l’éveilla. Il se retourna, d’un mouvement brusque qui fit vaciller la couchette étroite, et devina dans l’obscurité la silhouette d’Antonella, penchée sur lui. Il avait dû crier dans son rêve. Ses membres étaient moulus comme s’il avait mené une longue course. Ce n’était pas la première fois qu’il faisait ce rêve, qu’il revivait dans son sommeil la terrible punition infligée à la Terre par les Princes d’Uria, mais jamais encore l’évocation n’avait été si réaliste.

Antonella chuchotait.

— Il va arriver quelque chose. Je le sens. Ce n’est pas encore net.

Et comme il étendait la main pour donner de la lumière :

— Non. Il vaut mieux ne pas les alerter.

Elle montrait plus de présence d’esprit que lui. Il rejeta la couverture, sauta à terre et dans ce mouvement se heurta à elle. Elle l’agrippa. Il la serra contre lui et sentit les lèvres de la jeune femme se mouvoir contre son oreille.