Ils avaient fait un saut dans le temps. L’hipprone était capable de se déplacer non seulement dans l’espace mais encore dans le temps. Ils étaient peut-être revenus d’une nuit, ou d’une semaine ou même d’un siècle en arrière, avant que Veran fût tombé sur Uria, avant que Corson y fût parvenu. Il se souvint du pouvoir d’Antonella.
— Que va-t-il arriver maintenant ?
Elle répondit d’une voix mal assurée :
— Je ne sais pas. Je ne vois rien.
Ils montaient en chandelle. La clairière disparut dans le moutonnement noir de la forêt. Corson comprit la raison des combinaisons. À ce train-là, ils atteindraient en quelques minutes les limites de l’atmosphère.
Une tache traversa le ciel, masquant les étoiles pendant une fraction de seconde. Puis une autre. Puis les deux hipprones fugitifs furent assez haut pour que le bord oriental de la planète dévoile le soleil. Ils filaient sous un ciel de plus en plus noir et, au-dessous, Uria était un immense bol d’ombre, sur un côté cerné d’un diadème de feu. Une extraordinaire jubilation envahit Corson.
Une tache, de nouveau. Bien que l’apparition n’ait duré qu’une fraction de seconde, Corson l’avait reconnue. Un hipprone, sans doute une des montures de Veran. Le colonel n’avait pas perdu de temps. Non. L’expression n’avait plus de sens. Puisque les hipprones pouvaient voyager dans le temps, Veran avait pu se préparer. Il avait pu monter une embuscade. Les hipprones qui les frôlaient n’étaient que des éclaireurs sillonnant le passé et l’avenir pour les repérer.
La mêlée, soudain. Ils occupaient le centre d’une sphère d’hipprones. Le soleil regarda Corson en face et Corson ferma les yeux. Le soleil avait d’un bond gigantesque traversé le ciel. Corson comprit. Pour échapper à la nasse, l’étranger avait fait un saut dans le temps. Pendant un moment ils menèrent un étrange jeu avec les cavaliers de Veran sur l’échiquier des mètres et des secondes. Mais l’issue de l’affaire paraissait ne faire guère de doute. Ils se trouvaient chaque fois au centre d’une sphère plus étroite. Il sembla à Corson qu’il pouvait entendre les cris de joie des soldats, malgré le vide et la distance. Le soleil dansait dans le ciel comme un astre fou. En dessous d’eux, ou était-ce à côté ? la planète palpitait entre l’éclat du jour et l’effacement de la nuit.
Corson vit l’autre hipprone, celui de l’étranger, se rapprocher dangereusement. Il poussa un cri d’avertissement. Antonella fit écho. L’étranger se pencha et saisit à pleine main une poignée des filaments de leur monture. Et l’univers changea de forme et de couleur. Et tout ce qu’ils connaissaient disparut.
14
L’espace autour d’eux était traversé de flammes multicolores. Disparues les étoiles, avec elles la planète. Le corps de l’hipprone paraissait rouge sang. Quant aux flammes, elles se combattaient et s’entrelaçaient dans de grandes gerbes d’étincelles, mais l’espace où elles s’agitaient n’avait pas de profondeur. Corson eût été incapable de dire si les flammes se nouaient à quelques millimètres de ses cornées ou à plusieurs années-lumière.
C’était le visage de l’univers réel ou du moins d’une autre face de l’univers. Les hipprones se déplaçaient dans le temps à grande vitesse, Corson en était sûr. Et cela bouleversait la perspective. L’image qu’un homme pouvait d’habitude avoir du monde était pour l’essentiel statique. Les astres ne se déplaçaient pour lui que lentement dans le ciel. Les déchaînements d’énergie qui leur donnaient naissance, qui les consumaient jusqu’à ce qu’il n’en restât plus que des cendres de matière inerte et prodigieusement dense, étaient beaucoup trop lents pour qu’un homme placé dans des circonstances normales pût les percevoir directement. La majeure partie des événements importants de l’histoire de l’univers ne l’affectaient pas : il en était inconscient. Il ne détectait qu’une gamme étroite des rayonnements qui emplissent l’espace. Il pouvait vivre avec l’illusion que le monde est pour l’essentiel composé de vide, de néant, que des étoiles rares et isolées forment un gaz ténu, un peu plus concentré là où roulent les galaxies.
Mais en réalité, l’univers était plein. Il n’existait pas un point de l’espace qui ne correspondît à un moment donné du temps, à une particule, ou à un rayonnement ou à une manifestation quelconque de l’énergie primordiale. En un sens, l’univers était solide. Un observateur hypothétique qui l’eût contemplé de l’extérieur n’aurait pas trouvé le moyen d’y loger une épingle. Et parce que les hipprones se déplaçaient avec une vélocité extraordinaire dans le temps, l’univers apparaissait comme pâteux à leurs cavaliers. S’ils atteignaient la vitesse ultime, se dit Corson, s’ils se trouvaient présents à la fois au tout début de l’univers et à son extrême fin et pendant tous les instants intermédiaires, ils seraient purement et simplement écrasés.
À la vitesse où ils allaient, les radiations lumineuses étaient complètement invisibles. Mais ces flammes bleues pouvaient être des ondes électromagnétiques de plusieurs années-lumière de longueur, et ces rayonnements pourpres correspondre à des variations du champ gravifique des étoiles ou des galaxies elles-mêmes. Ils chevauchaient dans le temps. Et de même qu’un cavalier lancé à pleine vitesse n’aperçoit pas les pierres du chemin, mais seulement les accidents principaux qui le bordent, comme les arbres ou les collines, seuls les principaux événements de la vie de l’univers impressionnaient leurs sens.
La réflexion de Corson s’orienta dans une autre direction. Il s’était trompé en postulant que Veran disposait d’un croiseur. Veran et ses hommes avaient fui le champ de bataille d’Aergistal sur leurs montures. Ils venaient d’arriver quand Antonella et Corson étaient tombés dans leurs rangs. Aergistal pouvait se trouver à l’autre extrémité de l’univers.
Le tourbillonnement des flammes s’apaisa. Ils ralentissaient. L’espace luminescent qui les entourait se divisa en une multiplicité de taches qui rétrécirent à mesure que le vide, comme un cancer noir, les dévorait. Bientôt ils ne furent plus environnés que de points brillants. Des étoiles. Une seule tache subsista, conserva deux dimensions, un disque d’or. Un soleil. Ils tournèrent sur eux-mêmes. Lorsque le firmament eut cessé de pivoter autour d’eux, ils se retrouvèrent au-dessus d’une boule toute chiffonnée de nuages. Une planète.
Alors seulement Corson s’aperçut que le second hipprone avait disparu. Ils avaient échappé à leurs poursuivants mais ils avaient perdu leur guide. Ils étaient seuls au-dessus d’un monde inconnu, liés à une monture qu’ils ne savaient pas diriger.
15
Antonella retrouva son souffle pour demander :
— Uria ?
— Non, répondit Corson. Cette planète est plus éloignée de son soleil. Les constellations sont différentes. Nous avons voyagé aussi dans l’espace.
Ils étaient noyés dans les nuages. Un peu plus bas, ils traversèrent une couche de pluie fine. L’hipprone descendait avec lenteur, se dirigeait sans hésitation.
La pluie cessa de tomber. Ils crevèrent les nuages comme on défonce un plancher et découvrirent une plaine d’herbe rase qui s’étendait à l’infini. Une route brillante d’humidité la barrait. Elle naissait de l’horizon et conduisait à un édifice gigantesque. Un parallélépipède de pierre ou de béton dont le sommet se perdait dans la brume. Nulle trace de fenêtres. Corson estima que la face la plus étroite avait plus d’un kilomètre de base. Elle était nue, lisse et grise.
L’hipprone toucha terre. Corson se débarrassa des sangles. Il fit le tour de l’animal et aida Antonella à mettre pied à terre. L’hipprone, apparemment satisfait, entreprit de faucher l’herbe avec ses filaments et l’avala en déglutissant bruyamment.