Il s’approcha d’elle et l’embrassa.
Puis ils sortirent et marchèrent vers l’hipprone. Il sangla Antonella puis se harnacha. Il hésita un instant tant il lui paraissait absurde et théâtral de crier Aergistal comme on jette une adresse. Il se racla la gorge.
D’une voix encore mal assurée, il cria :
AERGISTAL !
Et le monde autour d’eux changea une nouvelle fois de formes et de couleurs.
17
Ils émergèrent au-dessus d’une grande plaine hérissée de fumées. Le ciel, rose, était traversé d’artères palpitantes qui lui donnaient un aspect sinistre. Sur l’horizon, au-delà de montagnes basses mais nettement découpées, se dressaient trois piliers de feu et de suie.
Ils descendaient rapidement. Au-dessous d’eux voltigeaient des insectes scintillants. Corson, éberlué, reconnut des chevaliers en armure ballottés sur des montures caparaçonnées. La lance pointée par-dessus l’oreille du cheval, ils chargeaient de hautes herbes. Un frémissement agita cette savane. Des Indiens se dressèrent en poussant des cris rauques, le chef couronné de plumes, et décochèrent une volée de flèches. Les chevaux se cabrèrent et une mêlée s’engagea que déjà l’hipprone, glissant en oblique, laissait de côté. Le faisceau presque invisible d’un gaser déchira l’air. L’hipprone fit un écart dans le temps et dans l’espace. Les montagnes changèrent légèrement de place. La plaine était déserte, cette fois, et parsemée de cratères. De lourds grondements dessinaient des collines de bruit. Mais le ciel n’avait pas changé d’aspect.
Un mouvement attira l’attention de Corson. À quelques centaines de mètres une masse monstrueuse se déplaçait lentement. Seul son dessin géométrique trahissait sa nature mécanique. Un char, le plus grand que Corson ait jamais vu. Un cratère semblable à ceux qui défonçaient le terrain semblait s’ouvrir au beau milieu de sa coque. Mais ce n’était qu’un trompe-l’œil. Il sembla à Corson que l’engin se déplaçait vers une butte qui pouvait receler des fortifications ou être elle-même un appareil. Accroché au flanc de l’hipprone, il se sentait terriblement vulnérable. Il eût préféré mettre pied à terre, chercher un abri dans ce terrain labouré. Un objet noir, lenticulaire, tournant sur son bord tranchant comme une faux, se détacha de la butte et fonça vers le char, décrivant une courbe compliquée. Il attaqua la paroi du char comme eût fait une lame de scie circulaire. Des étincelles géantes jaillirent. L’engin explosa sans causer de dégâts apparents au char. Une balafre brillante, rectiligne, là où le métal avait été mis à nu, était la seule trace de l’agression. Le char poursuivait sa route, invincible.
Puis, sans prévenir, la surface grêlée s’entrouvrit, céda comme une trappe sous le poids du char qui s’inclina. Il cracha des prolongements qui tentèrent de prendre appui sur le bord opposé de la crevasse. Mais en vain. Il essaya de faire machine arrière, patina, glissa inexorablement vers le gouffre. Sur ses flancs, des diaphragmes s’ouvrirent et vomirent en bon ordre des silhouettes humaines, à peine visibles dans leurs treillis caméléons dont la couleur changeait avec celle du sol. Elles lancèrent des grenades dans le gouffre. La fissure cracha des explosions, des flammes, de la fumée noire. La trappe s’affaissa un peu plus, puis s’immobilisa. Mais la pente était trop forte et la surface trop lisse pour que le char parvienne à la remonter. Il acheva de déraper, bascula sur le bord de la trappe et se coinça dans la crevasse, presque vertical. Ses machines, jusque-là silencieuses, rugirent désespérément. Puis s’arrêtèrent. Quelques hommes l’abandonnèrent encore et rejoignirent les premiers qui s’efforçaient de regagner la plaine. Des fusées jaillirent en faisceau de la butte et s’écrasèrent tout autour du char, formant une nappe continue de flammes où des hommes se consumèrent instantanément. Les survivants disparurent dans le paysage bouleversé.
Au total, une trentaine de secondes. L’hipprone avait déjà laissé sur sa gauche la butte forteresse. Il volait si bas qu’il devait sauter un à un les mouvements du terrain. Il se posa à l’abri d’une crête.
Corson hésita. Il était incapable de diriger l’hipprone. Il était prêt à faire confiance à l’instinct de conservation du Monstre qui les mettrait hors de portée, dans le temps et dans l’espace, d’une agression brutale. Mais l’hipprone pouvait avoir d’une attaque une idée très différente de celle de ses cavaliers. Il pouvait ne pas chercher à se soustraire à une nappe de gaz acides qui détruiraient les combinaisons. Il risquait d’errer à l’aventure.
Corson décida de profiter du calme relatif. Il se libéra, aida Antonella.
Le terrain. Des rochers avaient dévalé le coteau et formaient à son pied un abri précaire. Corson prit Antonella par la main et se mit à courir. À mi-chemin, il vit une fleur rouge naître dans la plaine. Il se plaqua au sol, entraînant Antonella, et, roulant sur eux-mêmes, ils atteignirent le creux, entre la base du coteau et les rochers. Le projectile frappa le coteau d’un coup de marteau cyclopéen. Quand la poussière retomba, Corson vit que l’hipprone avait disparu.
— Pas une charge atomique, dit-il.
Il risqua un œil sur la plaine.
— Aergistal. Ça m’a tout l’air d’être un champ de bataille. Le plus grand de tous les champs de bataille.
Antonella se frottait le visage, gris de poussière.
— Mais qui se bat ? Et contre qui ?
— Pas la moindre idée, dit Corson. Tout cela me paraît complètement absurde.
Ni plus ni moins que n’importe quelle guerre. Du moins une guerre ordinaire signifiait-elle des camps bien définis, une ou deux technologies cohérentes. Ici, tout le monde semblait se battre contre tout le monde. Pourquoi des chevaliers en armure affrontaient-ils des Indiens ? Où se cachaient les villes, les empires qui soutenaient de tels affrontements et qui devaient en constituer l’enjeu ? Que celait ce ciel rose et palpitant, vaguement répugnant, impitoyablement semblable à lui-même, dépourvu de soleils et de satellites ? L’horizon lui-même paraissait faux, repoussé à l’infini comme si la surface d’Aergistal n’était qu’un plan immense. Et s’il s’agissait d’une planète géante, pourquoi la gravité était-elle normale ou proche de la normale ?
— L’air paraît bon, dit Corson après avoir jeté un coup d’œil aux analyseurs disposés sur sa manche. Il ôta son casque, emplit ses poumons. L’air était frais, sans odeur. Un souffle de vent lui caressa le visage.
Il se risqua de nouveau à passer la tête par-dessus l’abri des rochers. Jusqu’aux versants des montagnes lointaines, la plaine paraissait également désolée. Des touffes de fumée, ici et là. Un éclair accrocha son regard et, instinctivement, il se laissa couler au plus bas du creux. Il n’y avait devant eux aucun endroit où ils puissent aller.
— Il faut passer la crête, dit-il. Peut-être tomberons-nous sur…
Il n’avait aucun espoir de tomber sur un allié, ni même sur un être raisonnable. Ils étaient pris dans le piège de la guerre, d’une guerre inimaginable.
Un point noir venait d’apparaître dans le ciel. Il laissait derrière lui des traînées de fumée et traçait ainsi des signes dans le ciel. La première série de symboles se révéla indéchiffrable. Dans la seconde, Corson crut vaguement reconnaître des caractères cyrilliques. La troisième fut uniquement composée de points. Il n’eut pas besoin d’attendre que l’appareil eût achevé sa mission pour lire la dernière.
BIENVENUE EN AERGISTAL
Le point noir disparut rapidement derrière la crête, tandis que les symboles et les lettres dérivaient paresseusement vers les montagnes.