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Corson haussa les épaules.

— Allons-y, dit-il.

Aussi vite qu’ils purent, ils gravirent le versant abrupt. Corson passa prudemment la tête par-dessus la crête, tous les muscles du dos contractés à l’idée qu’il formait une belle cible. Stupéfait, il faillit lâcher prise. L’autre versant descendait en pente douce jusqu’à une plage parfaitement rectiligne. Une mer bleue, absolument calme, s’étendait à l’infini. À quelques encablures du rivage, une douzaine de navires à voile échangeaient des boulets de canon. Une coque démâtée brûlait. Sur la plage, à quelques centaines de mètres, deux camps militaires se faisaient face. Les tentes de l’un étaient bleues, celles de l’autre, rouges. Des oriflammes saluaient le vent. Entre les deux bivouacs, des rangées de soldats habillés de couleurs vives, alignés comme à l’exercice, se faisaient face et tiraient alternativement. Quoiqu’il fût trop loin pour en être sûr, Corson crut voir, sporadiquement, des silhouettes tomber. Il entendait le roulement des salves, les cris hachés des officiers, le son des trompettes et, de temps à autre, le grondement profond des canons des navires.

Il regarda vers l’intérieur du pays et vit émerger d’une cuvette qui la mettait à l’abri des vues des deux camps, une énorme chose grise, molle, presque sphérique. Une baleine échouée ?

Tout près d’eux, à une centaine de mètres au plus, en arrière du camp bleu, un homme écrivait paisiblement, assis derrière une table de bois. Il portait un bicorne bleu nuit frappé d’une cocarde blanche, une bizarre redingote blanche et bleu ciel relevée d’épaulettes et de soutaches d’or, et l’extrémité du fourreau d’un grand sabre attaché à sa ceinture reposait sur le sol.

Corson passa la crête et se dirigea vers l’écrivain. Celui-ci tourna la tête quand ils ne furent plus qu’à quelques mètres de lui et dit calmement, sans montrer ni surprise ni peut :

— Vous voulez vous engager, jeunes gens ? La prime vient d’être augmentée. J’ai pour mission de vous remettre cinq écus francs avant de vous faire endosser un bel uniforme.

— Je n’ai… commença Corson.

— Je vois, vous mourez d’envie de servir le bon roi Victor le Barbu. La chère est bonne, l’avancement rapide. La guerre durera bien un siècle ou deux et vous pouvez espérer finir maréchal. Quant à la dame, elle aura bien du succès auprès de nos lurons et je lui prédis une fortune rapide.

— Je voudrais seulement savoir où se trouve la ville la plus proche, dit Corson.

— Minor, je crois, dit l’homme, juste devant nous à vingt ou trente lieues, que nous irons prendre dès que nous aurons défait ces drôles en rouge. Je confesse que je n’y suis jamais allé et c’est bien normal puisque c’est une ville ennemie. Mais la promenade vaudra la peine. Allons, venez me mettre une signature ici, si vous savez écrire, afin que les choses soient faites dans les règles.

Et il fit sonner des rondelles de métal jaune qui éveillèrent un vague souvenir dans la mémoire de Corson. Il estima qu’il devait s’agir de monnaie, Antonella lui serrait nerveusement le poignet.

Sur la table, devant l’homme, de part et d’autre d’un grand registre, gisaient deux curieuses armes de poing que Corson aurait aimé examiner de plus près.

— Et ces navires ? demanda-t-il, désignant la haute mer.

— Ah ça, mon ami, rien à voir avec nous. Chacun mène sa guerre, ici, sans trop s’occuper du voisin. Jusqu’à ce qu’on ait défait son adversaire. Alors, on engage ses survivants et on s’en cherche un autre. Vous-mêmes, vous êtes en déroute, n’est-ce pas ? Jamais vu d’uniformes comme les vôtres.

— Nous ne désirons pas nous engager, dit fermement Corson. Nous voudrions seulement… travailler quelque part.

— Alors je dois tâcher de vous convaincre, mes amis, dit l’homme, car c’est là mon métier et mon intérêt.

Il saisit ses armes et les braqua sur Corson.

— Veuillez m’inscrire ici votre nom avant que je me fâche et vous retienne votre prime.

Corson jeta Antonella à terre. D’un coup de pied, il renversa la table. Mais son adversaire, sur ses gardes, avait bondi en arrière et pressé ses détentes. Une détonation assourdit Corson en même temps qu’il crut recevoir un violent coup de poing sur le bras gauche. Il perçut presque aussitôt une sorte de crachement. L’une des deux armes n’avait pas dû fonctionner normalement.

Corson se lança en avant, dans l’épaisse fumée. L’homme au bicorne avait jeté ses pistolets et s’efforçait de tirer son sabre. Corson fut cette fois plus rapide que lui. Sautant par-dessus la table renversée, il l’atteignit d’un coup de pied au foie et presque simultanément porta une manchette à la tempe. Sans trop de force. Il ne voulait pas tuer. L’homme s’effondra, les mains crispées sur son ventre.

Corson porta sa main droite à son biceps gauche, s’attendant à la retirer pleine de sang. Mais la combinaison avait fait dévier le projectile. Corson faillit se mettre à rire. Il s’en tirerait avec un énorme bleu. Il pivota sur ses talons et son sourire se figea. La détonation avait attiré l’attention, dans le camp. Un petit détachement s’élançait dans leur direction.

Corson remit Antonella sur ses pieds et l’entraîna. Puis il se ravisa, revint en arrière, ramassa le sabre que son adversaire avait laissé tomber et se mit à courir, forçant Antonella à presser l’allure. Ils n’avaient pas le choix de la direction. La seule ouverture les menait à cette cuvette où ils avaient aperçu la forme grotesque que Corson avait prise pour la dépouille d’une baleine.

Détonations. Des projectiles sifflèrent à leurs oreilles. Heureusement leurs poursuivants ne prenaient pas le temps de viser ou cherchaient seulement à les intimider. De toute évidence, ces armes ne possédaient pas de servomire, et lorsque la fusillade s’interrompit, Corson se dit avec étonnement, qu’elles n’étaient pas non plus automatiques et qu’il fallait un certain temps pour les recharger.

Tout essoufflés, ils gravirent le versant extérieur de la cuvette. Ils passèrent la crête. Le creux, un ancien cratère, était beaucoup plus vaste et plus profond que Corson ne s’y était attendu. La baleine était une sphère énorme de tissu caoutchouté. Un filet l’emprisonnait. Elle flottait dans l’air et tirait sur une grosse corde qui l’amarrait à un rocher. Une nacelle d’osier, à demi couchée sur le sol, pendait en dessous. Un homme en pantalon rouge et en vareuse, le chef coiffé d’une sorte de toque, s’affairait à régler toute une robinetterie. Sa peau était du plus beau noir.

Il sourit de toutes ses dents en voyant approcher Antonella et Corson. Son sourire disparut lorsque son regard se porta sur le sabre que Corson tenait à la main. Il esquissa un mouvement vers un fusil, dont le canon dépassait du bord de la nacelle, mais Corson, du plat de son sabre, l’en empêcha.

— Nous sommes poursuivis, dit Corson. Cet appareil peut-il nous emporter tous les trois ?

— Le règlement interdit… commença le Noir.

Il jeta un coup d’œil anxieux à Corson, puis un autre au bord de la cuvette où des têtes coiffées de bicornes commençaient à apparaître. « Je crois qu’on ferait mieux de se tirer », conclut-il.

Il sauta dans la nacelle, imité de Corson et d’Antonella, et entreprit de balancer précipitamment par-dessus bord des sacs de sable. La nacelle quitta le sol et se mit à osciller dangereusement.

— Couchez-vous dans le fond ! cria Corson à Antonella. Puis, voyant que le Noir perdait un temps précieux à s’efforcer de délier le cordage, il donna sur le filin tendu un grand coup de lame. Des torons cédèrent. Un second coup entama l’âme du câble. Une brusque poussée de vent fit le reste. Le ballon, soudain libéré, monta comme une fusée. Des coups de feu claquèrent, mais les balles passèrent trop bas. Le temps que les armes fussent rechargées, les fugitifs avaient pris trop d’altitude pour être atteints par le tir imprécis des sbires de Victor le Barbu.