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Corson la fixa avec intérêt.

— Dans quelles circonstances votre pouvoir disparaît-il ?

Antonella rougit.

— Quelques jours par mois, d’abord. Mais… ce n’est pas le cas en ce moment. Et quand je voyage dans l’espace, mais ça ne m’est pas arrivé souvent. Et quand je viens de faire un saut dans le temps, mais cela ne dure pas. Et enfin quand les probabilités en faveur de plusieurs événements se balancent presque exactement. Mais il me reste toujours un fantôme de ce sens. Ici, rien.

— De quel pouvoir parle-t-elle ? demanda Touré.

— Ceux de son peuple disposent d’une certaine prescience. Ils peuvent prévoir les événements avant qu’ils n’arrivent, deux minutes avant à peu près.

— Je vois. Comme s’ils disposaient d’un périscope capable de crever la surface du présent. Un périscope myope. Deux minutes, ce n’est pas beaucoup.

Corson essayait d’interpréter les indications fournies par Antonella. La prescience était liée, dans une certaine mesure, au principe cosmogonique de Mach, à la singularité de chaque point de l’univers par rapport à sa totalité. Cela voulait-il dire qu’ils ne se trouvaient plus dans l’univers auquel le système nerveux d’Antonella était accordé ? Étaient-ils morts, bien qu’il ne se souvînt pas du passage ?

— Bizarre, non ? dit Touré. En Afrique, bien avant ma naissance, des sorciers se prétendaient capables d’entrevoir l’avenir. Personne n’y croyait plus, de mon temps. Et finalement, c’était dans l’avenir, pas dans le passé.

— Et d’où vient ce pain ? demanda Corson en brandissant son sandwich.

— Oh, de l’intendance. Maintenant que vous me posez la question, je me dis en effet que je n’ai vu nulle part de champs cultivés, ni d’usines, ni de boulangeries. Mais c’est toujours comme ça, la guerre, n’est-ce pas ? Les armes, les vêtements, les médicaments, les vivres viennent de très, très loin, d’un pays mythique. Pour peu que la guerre dure un peu longtemps, vous ne vous posez même plus la question. Les seuls champs que vous voyez, vous les brûlez parce qu’ils appartiennent à l’ennemi.

— Et les chefs, où sont-ils ? Pourquoi poursuivent-ils ces combats insensés ?

— Au-dessus de vous. Très, très au-dessus de vous. Normalement, vous ne les voyez jamais.

— Et s’ils sont tués ?

— Ils sont remplacés, dit Touré. Par ceux qui viennent immédiatement après. Voyez-vous, dans une guerre réellement désespérée, on continue de se battre parce qu’il y a un adversaire et qu’on n’a pas le choix. Ou peut-être que les chefs ont une raison à eux, une raison de chefs.

Corson inspira profondément.

— Mais où sommes-nous ? cria-t-il, ivre de rage.

Touré le dévisagea calmement.

— Je pourrais vous répondre que nous nous trouvons dans un ballon, au-dessus d’un océan plat. Mais ce ne serait qu’une évidence. J’ai pas mal réfléchi à la question. Je ne peux concevoir que trois possibilités. À vous de choisir, ou d’en proposer une autre.

— Lesquelles ?

— Premièrement, nous sommes bel et bien morts et nous nous trouvons dans un enfer ou un purgatoire métaphysiques pour une durée indéterminée, peut-être pour l’éternité, sans espoir d’en sortir, même pas en mourant. Les Trêves servent à ça.

— Les Trêves ?

— Vous n’en avez pas encore traversé ? C’est vrai, vous êtes ici depuis peu de temps. Je vous en parlerai plus tard. Ma deuxième hypothèse, c’est que nous n’existons pas réellement. Nous avons l’impression d’exister, mais c’est une illusion. Nous ne sommes que des informations, des perforations ou de la limaille ou des paquets d’électrons dans une machine gigantesque, et quelqu’un se livre à un énorme Kriegspiel, War Game, Jeu de la Guerre si vous préférez. Histoire de voir ce qui se passerait dans tel ou tel conflit. Ou plutôt si toutes les guerres de l’univers se déroulaient dans un même endroit. Nous serions alors des sortes de figurines dans une maquette, si vous voyez ce que je veux dire.

— Je vois, dit sèchement Corson.

— Variante de cette hypothèse. Nous existons bel et bien, mais pas dans ce monde-ci. Peut-être sommes-nous étendus dans une crypte, reliés à une machine par une foule d’électrodes, et croyons-nous vivre ceci. Peut-être s’agit-il d’un traitement psychologique pour nous dégoûter de la guerre, ou peut-être d’un spectacle ? Ou encore d’une expérience ! Ma troisième hypothèse, c’est que cet univers est bien réel. Bizarre de notre point de vue, mais authentique. Il a été fabriqué par des gens, peut-être des humains mais j’en doute, pour remplir une fonction dont je n’ai pas la moindre idée. C’est l’hypothèse que je préfère. Parce qu’il existe peut-être un moyen d’en sortir, et d’en sortir sans cesser d’être soi.

— Vos trois hypothèses ont un point commun, dit Corson. Elles s’appliquent aussi bien à l’autre monde, celui dont nous venons.

— Celui dont nous nous souvenons, dit Touré. Ce n’est pas forcément la même chose. Êtes-vous sûr que nous venions du même ? Il y a un autre point commun avec l’autre… monde. Nous avons la même impression de liberté et nous sommes tout aussi incapables de mener nos vies comme nous l’entendons.

Ils se turent un moment.

— Comment êtes-vous arrivé ici ? demanda enfin Corson.

— Je pourrais vous retourner la question. Vous ne trouvez pas que je parle trop ?

— Je ne sais pas si vous me croirez.

— J’ai appris la crédulité, dit simplement le Noir.

Corson lui raconta brièvement leur odyssée depuis le camp de Veran. Il passa sous silence l’épisode de la planète mausolée.

— Quelqu’un a pris la peine de vous conduire ici, conclut Touré. L’un d’entre eux, probablement. Cela colle le mieux avec ma troisième hypothèse.

Il ajouta :

— C’est la première fois que j’entends parler de ces hipprones, de bestioles capables de se déplacer dans le temps. Mais je me doutais bien qu’ils pouvaient voyager à travers les siècles.

— Et vous ?

Le Noir cligna des yeux, se pencha par-dessus le bord de la nacelle et cracha dans la mer.

— Franchement, je ne me souviens pas très bien. Il y a de ça quatre, cinq ou dix Trêves. (Il insistait sur le t, comme pour marquer une majuscule.) Je mitraillais tant que je pouvais, à bord de mon Taon 5. J’ai eu un éblouissement, senti une forte chaleur. Et je me suis retrouvé ici, à bord du même appareil, au-dessus d’un paysage presque identique. Je ne me suis pas rendu compte tout de suite de la différence. J’avais l’impression de ne connaître personne autour de moi. Je l’ai dit. J’ai été conduit à un médecin militaire. Il a parlé de choc, m’a fait une injection et m’a renvoyé. Au bout d’un certain temps, je n’étais plus sûr de rien. J’ai simplement choisi de survivre.

— Une chose m’étonne, dit Corson. La mortalité doit être effroyable dans ces guerres. Pourquoi ne cessent-elles pas faute de combattants ? Ou est-ce que le flot de soldats en provenance de toutes les époques et de tous les mondes de l’univers suffit à les alimenter ?

Touré secoua la tête.

— Il y a les Trêves. Les morts reprennent leur place.

— Ils ressuscitent ?

— Non. Mais quand une Trêve approche, le ciel s’obscurcit. Puis tout s’engourdit, le temps se fige, les lumières artificielles, une lampe électrique, une flamme, baissent. On se sent devenir de la pierre. On reste conscient une seconde, peut-être deux dans un terrible silence. Puis tout reprend. On se retrouve quelquefois dans la même situation qu’avant la Trêve, mais c’est exceptionnel. Le plus souvent, on est dans une autre armée, à un autre poste. On ne se souvient plus très bien de ce qui s’est passé avant la Trêve. Comme si une autre histoire commençait, comme si un enregistrement était substitué à un autre. D’où ma deuxième hypothèse. Et les morts reprennent leur place, jouent un nouveau rôle. Mais ils ne se souviennent jamais d’avoir été tués. Pour eux, la Trêve est intervenue juste avant qu’ils ne meurent. La Trêve est peut-être un accident purement individuel. Mais je ne crois pas. On a l’impression que cela s’étend à l’univers entier quand cela vous arrive. Je crois que ceux qui ont aménagé cet univers, si ma troisième hypothèse est vraie, ou qui le contrôlent, ont acquis la maîtrise du temps, et qu’ils vont récupérer ceux qui vont mourir juste avant qu’ils ne meurent. Rien de surnaturel, vous voyez.