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— En effet, dit Corson.

Il tiraillait les poils de sa barbe qui commençait à naître, étonné de la facilité avec laquelle cet homme – ce primitif issu d’un siècle qui connaissait à peine le voyage interplanétaire – admettait le voyage dans le temps. Puis il se souvint de l’aisance avec laquelle il s’était lui-même adapté à la nouvelle Uria.

Il allait poser une question sur les Trêves quand un craquement gigantesque lui déchira les tympans, plus intense et plus brutal qu’aucun coup de tonnerre, qu’aucune explosion, deux coups de poignards déchiquetant les fragiles membranes, fouillant les petits os, saturant les replis secrets de la spirale cochléaire. L’univers lui-même paraissait s’être fendu en deux.

Le ballon dérivait sur des rails invisibles au-dessus d’un océan poli comme un miroir et sous un ciel improbable, mais serein. La brise était fraîche, sans plus. Mais le craquement se prolongeait, s’amplifiait, se muait en un grondement sourd, en une vibration qui faisait résonner soudain les suspentes, et qui se divisa en deux comme se fend un arbre, une note qui montait vers l’aigu, grimpait les gammes, mille hertz, deux mille hertz, cinq mille hertz, dix mille hertz, inaudible enfin et vrillant les crânes, une note profonde, comme une poigne de géant, puis un battement, puis un souffle, l’inspiration d’un dieu agonisant.

Sur l’océan, des rides se formaient. Touré cria quelque chose, mais la gesticulation désespérée de sa bouche était celle d’un muet. Antonella couvrait ses oreilles de ses mains. Elle avait peur et elle souffrait. Corson sentit des larmes jaillir de ses yeux, de son crâne broyé dans l’étau des deux vibrations.

Une bourrasque s’empara du ballon. Il grimpa de plusieurs centaines de mètres, la pression venait de baisser brutalement. La nacelle était violemment secouée. Corson saisit Antonella à bras-le-corps et la plaqua contre les suspentes qu’il prit à pleines mains. L’osier craquait. La violence du vent était telle qu’elle déformait la surface du ballon comme si une main invisible et gigantesque l’avait poussé en avant.

Touré saisit le bout d’une corde et s’arrima aussi solidement qu’il put. Se pliant en deux, il parvint à tendre l’autre bout à Corson qui assura sa position et celle d’Antonella.

Corson hurla, par-dessus la tempête :

— Est-ce le début d’une Trêve ?

Touré secoua la tête. Son visage, couleur de cendre, exprimait le désarroi.

— Jamais… vu… pareil…

Les bourrasques cessèrent, mais le vent ne tomba pas. Il soufflait régulièrement, mais de plus en plus fort Corson se pencha sur Antonella qui haletait. Il respirait lui-même plus vite et plus profondément que d’ordinaire. L’air faisait défaut. La pression atmosphérique avait encore baissé.

Il fit signe à Touré et lui montra le ballon puis l’océan. L’aérostier comprit et manipula ses robinets. Le ballon perdit quelques centaines de mètres mais sans que l’air devienne sensiblement plus dense. Au-dessous, de longues crêtes blanches ourlaient le sommet de montagnes d’eau qui charriaient des épaves. Une auréole d’huile étalée sur la mer dessinait une improbable oasis de calme.

Des heures. Le ballon filait toujours à la même vitesse, que Corson et Touré avaient évaluée à près de mille kilomètres à l’heure en prenant comme repères les taches du ciel. Tassés dans le fond de la nacelle, Antonella, Corson et Touré somnolaient, à demi asphyxiés.

Corson avait vaguement conscience d’avoir parcouru déjà plus du quart de la circonférence d’une planète comme la Terre, et le vent ne s’apaisait pas. Il poussait devant lui, maintenant, des montagnes d’eau si hautes et si stables qu’on les eût crues sculptées dans du verre. Cela n’avait pas de sens. Pas plus de sens que tout ce qui avait précédé. Ils pouvaient voguer indéfiniment au-dessus de cet océan infini. Ils pouvaient mourir de faim, de soif ou d’épuisement dans la nacelle et leurs corps poursuivraient ce voyage absurde, à moins que les suspentes ne cassent et que la nacelle n’aille s’abîmer dans la mer. À moins que le ballon, perdant de l’hydrogène ou de l’hélium ne descende progressivement et ne vienne se coller, comme une verrue grise, sur le flanc d’une dune d’eau.

Un sursaut de la nacelle – un câble qui venait de céder – interrompit les réflexions de Corson en le jetant presque par-dessus bord. La corde le retint. Il eut le temps d’apercevoir l’horizon. Il poussa un cri si terrible qu’un bref instant, il domina le grondement du vent.

L’horizon était souligné d’un trait noir qui s’élargit rapidement, un ruban, un mur. Cette obscurité était absolue. C’était la noirceur même du néant. Chose singulière, les bords parallèles de ce rempart de ténèbres, au lieu d’être incurvés et de suivre un horizon planétaire, étaient rigoureusement rectilignes, pour autant qu’un œil humain pût s’en rendre compte.

19

Là s’arrêtait l’univers. Du moins, cet univers. Ils étaient précipités vers cette noirceur, vers ce gouffre. Pourtant, le vent avait perdu de sa violence. Mais les vagues prenaient plus de hauteur comme si elles se brisaient, là-bas, contre un obstacle invisible. Elles creusaient des vallées glauques de plusieurs centaines de mètres de profondeur.

À l’horizon, l’océan s’arrêtait net, comme le bord d’une table. Au-delà, c’était l’abîme. Il occupait tout l’espace entre le ciel et la mer.

— Il nous reste une petite chance, dit Touré. C’est qu’une Trêve intervienne avant…

Pas besoin d’achever… Ils fixaient, fascinés, l’horizon.

— À moins que le vent ne tombe tout à fait, dit Corson.

Touré haussa les épaules.

— C’est ce vide qui nous attire. Tout l’univers va y passer.

— Pourquoi maintenant ?

— Quelque chose s’est cassé dans la grande machine.

À mesure qu’ils approchaient, l’espace noir se peuplait de lumières, des points brillants et immobiles qui, de temps à autre, paraissaient s’éteindre et se rallumer comme si un objet sombre était passé devant eux. Le ballon semblait filer vers une tache d’un noir plus mat, plus absolu encore que celui du reste du mur. Cette tache était auréolée de reflets qui partaient, comme des éclairs ramifiés, dans toutes les directions.

Une vitre brisée par un projectile, pensa Corson.

C’était exactement ce qu’il avait sous les yeux : une vitre percée par un projectile. Les lumière fixes étaient des étoiles. Le gouffre, c’était l’espace. La tache d’un noir mat était une brèche par laquelle Aergistal, ou du moins cette partie d’Aergistal qui contenait le ballon, se précipitait dans le vide.

Un tourbillon géant creusait la surface de la mer, près du bord. La mer elle aussi était en train de se vider dans l’espace.

Corson se demanda si cet espace était infini, si Aergistal entier, ses guerres absurdes, ses légions, ses flottes, ses héros pitoyables, ses généraux, ses champignons nucléaires finiraient par trouver la paix entre ces étoiles. Les créateurs – ou les gérants – d’Aergistal n’interviendraient-ils pas ? L’accident excédait-il leur puissance ? Ou bien avaient-ils décidé de vider une éprouvette ? Touré avait-il eu raison en parlant d’une maquette ? Aergistal n’était-il finalement qu’un monde artificiel gigantesque, mais limité, flottant dans l’espace et qui était en train de se vider de sa substance à la suite d’une avarie ou d’une manœuvre ? Qu’arriverait-il si, le long de ses fissures, la « vitre » éclatait d’un seul coup ? Le ciel et la terre se rejoindraient-ils ? Ou bien l’architecture de ce monde insensé – anthropomorphiquement parlant – subsisterait-elle, à jamais protégée par l’incorruptible écran du néant ?