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Tandis que le ballon approchait de la brèche, la température baissait, l’air faisait défaut. Pourtant, curieusement, la brèche semblait diminuer. Tout à l’heure, elle béait sur des kilomètres. Maintenant, elle ne dépassait pas quelques centaines de mètres dans son plus grand diamètre. Elle se résorbait rapidement. Le ballon était assez près pour que Corson pût voir des ondes annulaires qui parcouraient l’interface et venaient mourir sur les bords de la brèche.

La mer se couvrait d’une banquise qui soulignait de blanc la base rectiligne de ce mur d’espace. Non pas une vitre, ni même un mur, mais un écran de force, capable de se réparer de lui-même, entamé par un choc colossal.

— On va y passer, dit Touré, hoquetant, si ça ne se ferme pas plus vite.

Antonella enfouit son visage au creux de l’épaule de Corson. Celui-ci, haletant, trouva la force de tendre une main vers la brèche. Les débris d’un navire spatial colossal flottaient dans le vide, un peu au-dessous du niveau de l’océan. Il avait peut-être eu la forme d’un fuseau. C’était du moins ce que suggérait l’aspect de sa partie arrière qui paraissait collée à la paroi transparente. En se reconstituant, le champ de force l’avait partiellement englobée.

Ce qui surprenait le plus Corson, c’était le caractère biologique de la cicatrisation de l’écran de force. Il ne conservait le souvenir que de champs qui se propageaient instantanément, au regard des courtes distances et des perceptions humaines. Puis il se dit que les énergies mises ici en jeu étaient si considérables que le temps s’en trouvait perturbé. L’équivalent de masse de la barrière devait être gigantesque. La relativité enseignait que sur les étoiles géantes le temps s’écoule plus lentement qu’ailleurs. Le plus surprenant était que cet effet ne s’étendît pas ici à l’espace environnant la barrière. C’était que le ballon ne soit pas précipité à une vitesse considérable contre l’écran, qu’il n’ait pas flambé dans l’atmosphère avant même de venir s’écraser sur le mur d’espace.

Corson se reprit à espérer. Il ne leur restait plus que quelques centaines de mètres à parcourir. La cicatrisation s’accélérait, les fissures s’effaçaient. La tache noire et mate régressait. Tout autour, l’espace était brillant comme s’il avait été recouvert d’un vernis. Un effet secondaire du champ.

Tout près. Corson tendit un bras pour protéger Antonella. Choc. Retour. Vertige. La corde qu’il avait noué autour de sa taille lui scia les côtes. Il bascula, tomba en avant. Sa tête vint heurter le bord de la nacelle. Forte inclinaison. Il entendit encore un bruit mou. Le ballon s’écrasait contre la barrière. La nacelle oscilla. Choc. Retour. Choc. Sans brutalité. Obstacle élastique. Il s’évanouit.

20

Impression de fraîcheur sur le front. Il s’éveilla. Presque aussitôt. Peut-être. Sa tête reposait sur les genoux d’Antonella qui tamponnait son front avec un chiffon imprégné de vin. Il porta sa main droite à son arcade sourcilière droite qui le faisait souffrir et la retira pleine de sang. Puis son regard rencontra le regard inquiet de Touré.

Il se redressa. Vertige. Puis, avec un effort, se mit debout.

— Le ballon a servi de bouchon, expliqua Touré.

Le ballon était à moitié engagé dans la barrière, un bon kilomètre au-dessus de l’océan qui avait cessé de bouillonner. La fissure sous-marine s’était réparée, elle aussi. La pression atmosphérique remontait rapidement. Les tympans endoloris, Corson se pinça le nez et souffla.

Il se pencha par-dessus le bord de la nacelle et regarda le vide, fasciné. En haut le ciel, en bas l’océan s’arrêtaient net, coupés au couteau. La barrière était presque à portée de la main. Corson tendit le bras, sans parvenir à l’atteindre, sans ressentir autre chose qu’un léger picotement, peut-être imaginaire.

Au-delà, c’était l’espace. Un espace peuplé. Des étoiles, d’abord, des myriades d’étoiles arrangées en constellations inconnues. Des étoiles de toutes les couleurs comme on n’en voit que dans le vide, au travers de la vitre d’un scaphandre ou depuis une coupole d’observation. Une tache rougeâtre brillait, qui pouvait être une galaxie. Et les étoiles, et la galaxie, n’étaient pas seules.

Entre elles, et passant quelquefois devant elles, rôdaient d’immenses croiseurs de guerre. Bien entendu, malgré leurs dimensions, Corson ne pouvait pas les apercevoir directement. Mais ils secouaient les étoiles, ou plutôt, ils déformaient les chemins de la lumière. Masse et énergie. Un photon est une chose si légère, si aisément déviée. Sous les yeux entraînés de Corson, la danse des étoiles prenait un sens. Il y avait ici deux flottes. Elles se livraient un combat désespéré. Au cours de ce combat, un croiseur, sans doute désemparé, avait foncé sur la barrière et l’avait endommagée. Mais les autres, ignorant sans doute l’accident cosmique, poursuivaient la bataille. Un combat abstrait, vu de ce côté de la barrière, un frissonnement de l’espace, et les étoiles oscillant comme des reflets sur la crête des vagues.

Des blocs verdâtres flottaient, de l’autre côté du champ. Corson mit un certain temps à les identifier. De la glace. Des icebergs du vide, les traces des quelques milliards de tonnes d’eau qui s’étaient engouffrées par la brèche.

Il avait conscience de ne presque rien voir de la bataille qui devait s’étendre sur plusieurs heures-lumière. Il n’assistait qu’à une escarmouche locale. Mais la violence de l’engagement suffisait à le renseigner sur la nature de cet espace.

Il ne bordait pas Aergistal. Il faisait partie d’Aergistal. Logique. Les guerres spatiales devaient avoir leur place en Aergistal, comme les guerres terrestres, maritimes, aériennes. Il leur fallait un milieu particulier. On le leur avait donné. La maquette, si cet univers était une maquette, approchait de la perfection.

Qui pouvait bien se battre dans cet espace ? Des humains ? Des extraterrestres ? Des humains contre des extra ? L’épave prisonnière de la barrière ne correspondait à aucun type de croiseur qu’il connût. Pour autant qu’il pût en juger – les distances et les dimensions sont trompeuses dans l’espace – elle mesurait plus d’un kilomètre. L’appareil avait dû être au moins trois fois plus long. Corson crut distinguer une silhouette humaine inerte, qui tournoyait comme un fétu parmi les débris. Trop loin. La chose pouvait être aussi bien un morceau de métal.

Touré se racla la gorge. Les vibrations avaient disparu. L’air était redevenu calme, stagnant. Il n’était plus nécessaire de crier pour se faire entendre bien qu’un bourdonnement fantôme persistât dans les oreilles meurtries.

— Notre situation n’est pas fameuse.

— Je le crains, dit Corson.

Il avait déjà examiné toutes les possibilités et les avait rejetées. Les suspentes n’étaient pas assez longues pour leur permettre de gagner l’océan. S’ils découpaient l’enveloppe du ballon pour se fabriquer des parachutes, ils risquaient de la dégager de la barrière et de s’abîmer dans les flots après une chute d’un kilomètre. Il n’y avait guère de chance que le ballon se déhale de lui-même. Et même s’ils y parvenaient ou réussissaient à descendre, comment rejoindraient-ils la Terre, au-delà des dizaines de milliers de kilomètres qu’ils avaient parcourus à une vitesse insensée. Ils étaient pris comme des insectes collés sur une paroi gluante.