Si seulement une Trêve pouvait survenir, pensa Corson. Au début, lorsque Touré avait parlé des Trêves, il avait éprouvé une crainte confuse, animale. Une Trêve devait ressembler à la mort, ou à la fin du monde. Maintenant, il en appelait une de ses vœux. Mais cela n’avait pas de sens. Ils ne pouvaient pas influer sur les décisions des dieux imprévisibles qui avaient créé – ou qui géraient – cet univers. Une autre phrase de Touré lui revint en mémoire. Mais il hésitait à en tirer toutes les conséquences.
Dans l’espace, il discerna comme un moutonnement de l’obscur. La profondeur semblait s’être animée, non de l’agitation brouillonne des étoiles, mais comme si, tout près, un essaim venait de surgir. Des moucherons, voletant au hasard. Comme des moucherons, ils harcelaient les navires les plus proches qui commençaient à devenir directement visibles. Les moucherons paraissaient éviter les tirs des navires avec une habileté diabolique. Un croiseur explosa. Puis un autre. Les deux vagues lumineuses aveuglèrent un instant Corson, bien qu’il ait pris la précaution de se protéger les yeux. Il se demanda ce qui arriverait si un navire était touché, tout près de la barrière. Elle résisterait sans doute, mais arrêterait-elle assez de radiations ?
Des moucherons. Brusquement, Corson découvrit leur identité. C’étaient des hipprones. Le dernier doute qui lui restait s’effaça lorsqu’un des hipprones se matérialisa juste de l’autre côté de la barrière. Il reconnut la ceinture d’yeux sans paupières, les six énormes pattes aux griffes écarquillées, labourant le vide, la crinière de filaments déployée dans l’espace comme une monstrueuse anémone, et le harnachement, et, lorsque le monstre pivota sur lui-même, l’uniforme des soldats de Veran. L’homme, de l’autre côté de la barrière, poussa un inaudible cri de surprise en apercevant la nacelle et ses occupants. Ses lèvres s’agitèrent à l’intérieur de son casque. L’instant d’après, une nuée d’hipprones se pressa contre la barrière. Puis disparut.
Ils réapparurent de l’autre côté. Ils avaient franchi, sans effort apparent, la barrière. Ils cernaient le ballon. Ils attendaient, leurs armes dirigées vers la nacelle. Antonella prit le bras de Corson. Touré ouvrit la bouche en passant une main sur son front moite :
— Qu’est-ce que c’est ?
Pas le temps de répondre. L’idée qui germait à la frontière de la conscience de Corson se transforma en résolution. Il n’avait aucune pitié à attendre de Veran. Il essayerait de les prendre vivants. Ses hommes s’amuseraient avec Antonella.
Les dents de Corson crissèrent. Il eut soudain un goût de sang dans la bouche. Il leva la tête vers l’enveloppe du ballon. Hydrogène ou hélium ? Plus le temps d’interroger Touré ! Une chance sur deux. L’hydrogène, au contact de l’air, exploserait facilement. Par contre, la température dégagée par le rayon de son arme ne suffirait sans doute pas à déclencher une réaction de fusion.
Il souhaita désespérément que Touré ait dit la vérité. Il allait le savoir, de toute façon, ou plutôt, il ne le saurait que si les hypothèses de Touré étaient fondées, que si, vraiment, la mort n’était que provisoire dans cet enfer.
Il tira son arme de l’étui caché à l’intérieur de sa combinaison et fit feu, calmement. Il eut le temps de voir l’enveloppe du ballon se déchirer et celui de voir surgir une flamme. Puis il sentit une flamme qui le dévorait, qui ouvrait ses yeux non pas sur l’obscurité du néant mais sur une clarté inextinguible. Il sentit ses mains brûler et son visage, et ses tympans crevés lui épargnèrent d’entendre les cris des autres. Et les siens. Et il pensa : hydrogène.
Il tombait et il sentait contre lui le corps d’Antonella bien qu’il n’eût plus de corps. Incompréhensiblement, il n’était pas mort ; il n’avait pas l’impression de mourir. Mais la lumière baissait, bien qu’une flamme gigantesque se précipitât vers lui. Le ciel devint pourpre, puis noir. Il y distingua, blanc sur noir, comme sur un négatif, les hipprones et même les visages de cavaliers qui exprimaient la stupeur figée des statues. Il se sentait lui-même étreint par l’immobilité. La flamme cessa de grandir à quelques centimètres de son visage, bien qu’il n’eût plus de visage. Il lui sembla que cet équilibre prodigieux allait durer une éternité.
Puis la flamme s’éteignit.
21
La Trêve prit fin aussi progressivement qu’elle était venue. Corson, qui n’avait pas conscience d’avoir ouvert les yeux, flottait dans un univers pourpre. Des tubes géants, enchevêtrés et anastomosés, palpitaient, s’étiraient, se gonflaient de soudaines hernies qui se divisaient soudain et libéraient des radicelles qui se mettaient à leur tour à grandir. Ni haut ni bas. Bien qu’il fût incapable d’évaluer les distances et les dimensions, Corson éprouvait un sentiment de gigantisme.
— J’ai crevé le plafond, pensa-t-il. Je suis monté au ciel.
Ses membres ne lui obéissaient pas, mais il ne ressentait aucune angoisse, plutôt de la curiosité. Des souvenirs remontaient peu à peu. Des lacunes subsistaient, mais un lent travail de reconstitution, peut-être infidèle, qui s’effectuait à la lisière de sa conscience, venait les combler.
Il sut ainsi que le lieu où il avait échoué était surprenant. D’habitude, les combattants s’éveillaient au milieu d’un combat. Il avait quitté Aergistal. Il était sûr de se trouver de l’autre côté de la surface du ciel. Était-ce un autre enfer, un lieu où se battaient des entités inimaginables pour un homme ? Ou bien avait-il été retiré du jeu parce qu’il y était entré abusivement, ou parce qu’on le destinait à un autre sort ?
Il était seul. Il le savait, bien qu’il ne pût tourner la tête.
Et pourtant, la voix creva le silence comme fait un chapelet de bulles dans une eau claire. Il la perçut d’abord comme une pure musique et il mit un certain temps à comprendre qu’elle s’adressait à lui, mais les mots restaient gravés dans sa mémoire comme si elle avait été lavée, refondue, vierge à nouveau et avide d’apprendre.
— Ainsi, vous êtes un criminel de guerre.
Après un instant de réflexion, il répondit :
— Ainsi, vous êtes un dieu.
La voix se mit à rire. Elle semblait presque enfantine, mais elle sonnait aussi comme si une infinité d’échos à peine distincts les uns des autres l’avaient portée, et comme s’il n’en percevait qu’un, le plus proche de lui, le plus intelligible par lui, tandis que dans ses replis se cachaient d’autres voix, certaines abominables. La voix était presque la voix d’un enfant. Mais elle pouvait être aussi celle d’un lézard, celle d’une araignée, le chuintement igné d’une étoile, le crissement d’un rat, le cliquetis de deux élytres grinçant l’un sur l’autre, le souffle articulé du vent.
— Nous avons plus de pouvoirs que les dieux que vous pouvez concevoir.
Corson hésita. Cette conversation lui paraissait bizarrement commencée. Il n’avait pas été amené en cet endroit pour subir une dispute théologique. Ou peut-être était-ce la coutume, au ciel ? Il voulait changer de sujet, mais il se sentait en même temps attiré vers la pente naturelle de la conversation.
J’ai été drogué, pensa-t-il, comme si cela expliquait tout. Puis il se rendit compte du caractère étriqué de l’explication.
La curiosité et aussi le goût du défi l’emportèrent.