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Et il en avait été de même dans l’histoire des autres espèces. De presque toutes les autres espèces. De toutes celles qui étaient présentes en Aergistal.

Nous nous sommes souvent demandé pour quelle raison nous nous battions, pensa Corson, mais jamais, ou pas assez souvent, ou pas assez longtemps, pourquoi nous faisons la guerre. L’histoire est infectée. Nous sommes des fourmis qui luttent les unes contre les autres pour des raisons qu’elles croient claires et qui masquent une obscurité gigantesque, une ignorance absolue. Aergistal est un laboratoire.

— La troisième fonction d’Aergistal, dit la voix, est de sauver la guerre. La guerre est une des activités de la vie. Elle fait partie de notre patrimoine. Il se peut que nous ayons besoin de ses techniques. Quelque chose peut surgir de l’extérieur de l’univers. Aergistal est une frontière. C’est aussi un rempart.

La voix s’était tendue soudain, sinon chargée de tristesse. Corson essaya d’imaginer l’Extérieur. Mais l’abstraction absolue défiait ses sens. Une noirceur impénétrable. Un non-temps. Une non-distance. Rien, et peut-être autre chose. Si j’étais un nombre, se dit Corson, et si j’étais un, comment pourrais-je imaginer le nombre des nombres, le dernier de tous les nombres ?

— Extirper la guerre, disait la voix. Connaître la guerre. Sauver la guerre. Le choix va vous être donné. Vous serez renvoyé sur Uria afin de résoudre un problème. Si vous échouez, vous reviendrez ici. Si vous réussissez, vous serez libre. Vous cesserez, dans votre temps, d’être un criminel de guerre. Mais surtout, vous aurez fait un pas en avant.

L’air s’épaississait autour de Corson. Des parois prenaient corps tout autour de lui. Il était allongé dans une longue boîte d’apparence métallique. Un cercueil.

Ou une boîte de conserve.

— Eh ! cria Corson. Donnez-moi des armes, quelque chose.

— Vous avez votre cerveau, dit la voix, sans appel. Et vous obtiendrez toute l’aide nécessaire.

— L’Office de Sécurité… commença Corson.

— Nous n’avons rien de commun avec lui, dit la voix. Au reste, il ne gère que les siècles du Triple Essaim, sur une seule galaxie.

Bref, se dit Corson avant de sombrer dans l’obscurité, une pincée de poussière.

22

Minos, juge des morts, selon les fables. Un tribunal sans appel. Corson rêvait et il en était faiblement conscient. Il ruminait ce qu’il avait entendu. Antonella. Damnés pacifistes de la fin des temps, incapables de faire leur travail eux-mêmes. Sommes des pions entre leurs doigts. Tyrans. Je tombe et je tournoie, immobile, glissant entre les mailles du filet des vies, chu de la paume d’un dieu. Faites ce que vous voulez, a décidé le dieu, mais faites taire ce vacarme de guerre qui m’empêche de rêver.

Le filet était tissé de corps humains. Chaque nœud était un homme et chacun tenait de ses mains les chevilles de deux autres hommes, à l’infini. Et ces hommes nus se battaient, hurlaient des injures, essayaient de griffer, de se haler pour mordre. De temps en temps, l’un d’eux lâchait prise et il était aussitôt avalé par le gouffre. Un trou se formait, bientôt comblé par un incompréhensible glissement des mailles. Et Corson passait entre leurs membres écartelés comme un poisson invisible.

Il rêva qu’il s’éveillait. Il errait dans une ville immense et magnifique. Ses tours escaladaient le ciel, non pas comme des mâts, mais plutôt comme des arbres, se divisant, se ramifiant pour peigner le vent. Ses rues étaient jetées comme des lianes au-dessus du vide.

Il se sentait le cœur étreint d’une angoisse qu’il ne s’expliqua pas, d’abord. Puis la raison de sa présence lui revint. La boîte qui pendait à une bretelle, sur sa poitrine, était une machine à voyager dans le temps. Il portait une montre au poignet droit et une autre au poignet gauche, et c’étaient deux chronomètres fabriqués avec une inhabituelle précision parce qu’il était d’une extrême importance qu’il pût lire le temps, rester le maître du temps. Sur le hublot de chacun des chronomètres était peinte, ou peut-être gravée, une mince ligne rouge, qui partait du centre et définissait une heure exacte, une minute, une seconde. Il savait que c’était une seconde. D’après la position de la grande aiguille, il pouvait lire que le temps qui restait à passer avant qu’elle atteigne la ligne rouge était à peine supérieur à cinq minutes. Et sur le dessus de la machine à voyager dans le temps, des chiffres se succédaient qui disaient la même chose, comptaient les minutes et les secondes et les fractions de seconde. Il savait que la machine à voyager dans le temps était réglée pour le projeter dans le passé – ou dans l’avenir – juste avant que la grande aiguille n’atteigne la ligne rouge.

Rouge. Il allait se passer une chose épouvantable. Et cependant, tout était paisible dans la cité. Personne ne se doutait encore de ce qui allait arriver. Et à mesure que l’angoisse se précisait, qu’il se souvenait mieux, il se demandait comment il ferait pour attendre le moment de la délivrance sans se mettre à hurler.

Tout était paisible dans la cité. Le vent imprimait aux rues suspendues, aux branches effilées des tours, une lente oscillation. Une femme jouait avec la plaque polie qui ornait son cou. Dans un jardin, un artiste modelait de l’espace. Des enfants chantaient et lançaient en l’air des boules colorées qui tournaient les unes autour des autres avant de retomber paresseusement sur le sol. La ville apparaissait au rêveur comme une sculpture complexe presque immobile dans sa totalité et microscopiquement animée.

Dans moins de deux minutes, la ville serait détruite par les ogives nucléaires qui étaient déjà en chemin, qui mugissaient dans la haute atmosphère, laissant derrière elles le grondement de l’espace torturé par leurs propulseurs. L’imminence de la destruction semblait incroyable au rêveur, et son instant précis était pourtant gravé sur le verre des deux montres. Il savait qu’il échapperait à la destruction et qu’il ne conserverait de la ville que l’image de sa paix. Il ignorerait la brûlure des mille soleils et l’affaissement des tours fondant comme des cierges et l’éruption de la lave réveillée au cœur de la terre et l’évaporation des corps consumés avant d’avoir brûlé et enfin, plus tard, beaucoup plus tard, le cri de l’air écrasé. La ville resterait dans sa mémoire comme elle était, arrachée au temps. Il ne connaîtrait sa destruction que comme un événement lointain, historique, abstrait.

Et pourtant, il appréhendait quelque chose dont il ne se souvenait pas encore, que sa machine à voyager dans le temps serait impuissante à lui épargner.

Brusquement, cela arriva. La ville était calme. La femme se mit à hurler. Elle tira si violemment sur la chaîne qui entourait son cou que la chaîne se brisa et que la femme jeta loin d’elle la plaque de métal poli. Les enfants s’enfuirent en désordre, pleurant. Le cri qui montait de la ville entière assaillit l’étranger. Il était né de millions de poitrines, empruntait des millions de bouches. Il défiait la pâleur des tours. Il n’avait rien d’humain.

Corson écoutait la ville crier comme un grand être qui se déchire, qui se défait, qui éclate en une multitude de parcelles terrifiées qui ne retrouvent leur unité que dans la terreur.