Il aurait dû porter ses mains à ses oreilles, mais il ne pouvait pas. Il se souvint. Les habitants de cette ville pouvaient prévoir l’avenir, arracher au futur quelques instants de connaissance et ils savaient ce qui allait arriver.
Ils savaient que les bombes allaient tomber. Ils crieraient jusqu’à ce qu’elles explosent. Ils savaient le feu et la grande lumière et la nuit absolue.
Et lui, l’étranger, le rêveur, savait qu’il n’aurait rien pu faire, qu’il n’avait pas eu le temps de les prévenir. Il n’avait même pas eu le temps de leur annoncer leur mort avant que leur œil intérieur la leur ait appris. Il ne verrait pas la ville mourir, mais il entendait la ville crier.
La grande aiguille recouvrait presque la fine ligne rouge, mais il semblait au rêveur, à l’étranger, que l’instant durait abominablement. Une inquiétude solitaire lui vint, qui le convulsa. Peut-être la boîte qu’il portait sur la poitrine n’était-elle pas une machine à voyager dans le temps ? Peut-être n’était-il qu’un habitant de la ville, condamné comme les autres à disparaître ?
Il ouvrit la bouche. La machine à voyager dans le temps fonctionna. Il était sauvé. Tout seul. Tout seul.
Il se trouvait ailleurs et le cri s’était tu. Il essayait de se souvenir. Il savait qu’il rêvait et qu’il avait déjà fait ce rêve. À ses deux poignets, deux montres parfaites marquaient une heure inexorable et identique. Il était le maître du temps. Sous ses yeux, une ville basse et plate, sillonnée de canaux, s’étalait au bord d’une mer violette.
Il se mit à hurler, seul, dans le silence qu’émoussaient à peine les cris des oiseaux. Quelqu’un, très loin, se tourna vers lui sans comprendre.
23
L’obscurité et six parois de métal qui lui laissaient à peine la place de bouger les mains. Il reposait sur le dos. La pesanteur était redevenue approximativement normale, celle de la Terre à dix pour cent près. Il n’avait pas peur.
Il poussa fortement sur le couvercle de la boîte, mais en vain. Puis quelqu’un ou quelque chose érafla le métal et une raie brillante se dessina le long d’une des arêtes. L’instant d’après, la boîte s’était dépliée et Corson, aveuglé par une lumière vive, essayait de se redresser.
L’air était saturé d’une odeur de chlore. Il était tombé aux mains des Uriens. À mesure que ses yeux s’habituaient à la lumière, il parvenait à distinguer trois silhouettes penchées sur lui, vaguement humanoïdes, trois becs de corne, trois têtes trop petites surmontées d’une houppe, trois cous longs et minces, des bras décharnés, des corps courts et massifs au sternum proéminent.
Il avait fait le tour de l’univers pour finir comme cobaye sous le scalpel d’un Urien.
Il attendit la souffrance.
— Ne craignez rien, homme Corson, siffla l’un des Uriens.
Membres de bois, Corson réussit à s’asseoir.
La salle était vaste, tendue de draperies soyeuses, sans fenêtres, sans issues visibles. Elle évoquait assez bien les intérieurs uriens tels qu’on les représentait à l’époque de la guerre, sur Terre. Est-ce l’habitude des maîtres du temps de livrer les criminels de guerre à leurs ennemis ?
Un Urien apparemment plus âgé que les autres était juché sur une espèce de trône qui, aux yeux de Corson, ressemblait surtout à un perchoir. Les Uriens étaient issus d’un rameau de l’évolution très comparable à celui des oiseaux, sur Terre. Leur aspect fournissait quelques indications à ce sujet qui avaient été confirmées par la dissection des cadavres (selon la version officielle) tombés aux mains des Terriens. Dans leur cerveau, le cortex était relativement peu développé. Par contre, le corps strié était très volumineux. Parmi les Terriens, toutes sortes de plaisanteries avaient cours sur les cervelles d’oiseau des Uriens. Mais Corson s’était gardé d’y souscrire. Il savait que, sur la Terre même, certains oiseaux – le vulgaire corbeau – font preuve d’une surprenante intelligence, et il connaissait trop bien les conséquences de l’acuité cérébrale des Princes d’Uria. Une très grosse part du cerveau humain est consacrée au décodage et à l’intégration des perceptions, et une part relativement faible à des activités abstraites. Chez les Uriens, les perceptions étaient assez limitées, au moins d’un point de vue humain. Leur acuité visuelle était en principe largement supérieure à celle d’un homme, mais leur sens des couleurs était très restreint. Leur ouïe était si médiocre que leur art musical n’avait jamais dépassé le niveau de la rythmique. Leur sens du toucher était handicapé par la configuration de leurs organes préhensiles – des serres plutôt que des mains – et par le duvet résiduel qui couvrait leur corps. Mais ils manifestaient un penchant remarquable pour les raisonnements abstraits et les disputes philosophiques. En bref, si Condillac avait connu les Uriens, il aurait renoncé à l’hypothèse sensualiste.
— Ils nous ont envoyé un homme, dit le vieil Urien en affichant un mépris évident.
Corson entreprit précautionneusement de mettre un pied à terre.
— Avant que vous ne tentiez un mouvement inconsidéré, reprit le vieil Urien, il convient que je vous informe, en termes adéquats, de certains faits. Non que nous redoutions quoi que ce soit de votre part (il désigna trois armes braquées sur Corson), mais nous vous avons payé fort cher et je serais au regret de vous voir endommagé.
Il se leva et se versa un grand verre d’eau de Javel. Le goût prononcé des Uriens pour le chlore avait été, du temps de Corson, un autre sujet de plaisanterie.
— Vous êtes un criminel de guerre. Vous ne pouvez quitter ce monde sans courir le risque d’être arrêté et soumis à je ne sais quel châtiment par vos congénères. Sur ce monde lui-même, vous découvririez rapidement, si vous étiez libre, que cette tare réduit considérablement le registre de vos possibilités. Vous devez donc compter avec nous et même compter sur nous. Vous n’avez pas le choix.
Il se dandina un instant, le temps de laisser ses paroles s’ancrer au fond de l’esprit de Corson. Puis il poursuivit :
— De notre côté, nous avions besoin d’un spécialiste de la guerre. Nous vous avons acheté très cher à des intermédiaires que vous n’avez pas besoin de connaître.
Il s’approcha de Corson, avec cette démarche qui faisait si fort ressembler les Uriens à des canards géants drapés d’étoffes somptueuses, et mortellement dangereux.
— Je suis Ngal R’nda. Vous pouvez retenir ce nom, homme Corson, car je n’ai pas l’intention d’échouer ou de survivre à un improbable échec. Et pourtant, vous êtes le seul humain à me connaître sous cet aspect. Pour vos congénères, je suis le pacifique Ngal R’nda, un vieillard légèrement désabusé, taquinant les muses comme il a vu faire aux humains, historien à ses heures. Pour ceux-ci – il engloba l’assistance d’un geste large –, je suis le vrai Ngal R’nda, descendant unique d’une longue lignée de Princes d’Uria, éclos d’un œuf bleu. Vous ne pouvez imaginer, homme Corson, ce que signifiait dans les temps anciens un œuf à la coquille bleue. Ni ce qu’il signifie aujourd’hui encore pour une poignée de fidèles. Il y a plus de six mille ans, les Princes à la coquille bleue régnaient sur Uria. Las ! les hommes vinrent avec des navires pleins de mensonges, et bientôt ce fut la guerre. Une longue et terrible guerre où plus d’une fois la Terre faillit périr sous le bec d’Uria. Mais personne ne la gagna. Seuls les Princes d’Uria la perdirent. Du massacre et de la lassitude naquit une paix bâtarde. Les humains et les Uriens s’octroyèrent des concessions sur leurs mondes réciproques, en signe de bonne foi. Mais il advint que les Uriens ne purent vivre sur la Terre sans dépérir et ils renoncèrent à leur privilège. De leur côté, les humains prospérèrent sur Uria et, en peu de temps, ceux qui avaient été des otages devinrent les maîtres. Leur progéniture était plus nombreuse que celle des Uriens. Surtout, ils se montraient capables d’appliquer leurs esprits grossiers, avec une incroyable ténacité, à des problèmes indignes des Princes d’Uria adonnés à de plus hautes méditations. Ainsi il arriva que les Princes d’Uria perdirent une guerre que les humains n’avaient pas gagnée et pendant laquelle les Uriens n’avaient pas connu la défaite. Traîtrise, traîtrise, immonde traîtrise de la paix. Il arriva pire. La société d’Uria, secouée par la guerre puis minée par le contact avilissant des humains, renonça au culte de l’œuf bleu. Des mythes se répandirent à propos d’une égalité prétendue. Les Uriens perdirent leur orgueil. Ils végétèrent, cédant pouce après pouce, et sans même combattre, leur sol aux humains.