Ayant tenté quelques pas et trébuché, puis s’étant traîné sur les genoux pendant quelques centaines de mètres, Corson, rompu, choisit de s’assoupir sans se départir entièrement de sa vigilance. Il sursauta après, lui sembla-t-il, quelques minutes à peine. Sa montre lui indiqua qu’il avait dormi quatre heures. Il faisait toujours nuit. Le Monstre s’était tu.
Un nuage épais devait traverser le ciel, car les étoiles avaient disparu de tout un secteur à la gauche de Corson. La nuée se déplaçait rapidement. Elle avait un bord net. Un corps énorme, sans doute un appareil volant dont Corson n’avait jamais entendu parler bien qu’il eût étudié toutes les machines de guerre employées par les Princes d’Uria, le survolait sans bruit. La quasi-invisibilité de l’engin rendait difficile l’estimation de son altitude et de sa vitesse. Mais lorsqu’il fut au-dessus de Corson, la tache noire qu’il dessinait sur le firmament grossit rapidement et Corson eut juste le temps de se rendre compte que l’objet allait l’écraser.
C’était cette apparition qui avait fait taire le Monstre et c’était le silence subit qui avait éveillé Corson. Avec quelques secondes d’avance, le Monstre avait su ce qui allait venir et il en avait prévenu, involontairement, son involontaire allié humain. Corson sentit son sang se glacer et les muscles de son ventre se crisper. Il serra son arme, sans illusion. Il ne doutait pas que le navire fût venu le capturer. Il savait que sa détermination ne prévaudrait pas contre cette énorme machine. La seule tactique qu’il pouvait adopter, c’était, une fois prisonnier, d’inciter les occupants du navire à attirer le Monstre à l’intérieur. Il n’aurait plus ensuite qu’à laisser faire ce dernier, quelle que soit la cage ou la prison dont soit équipé l’engin. Avec un peu de chance, le navire étranger serait aussi complètement détruit que l’Archimède, et les Princes d’Uria ne trouveraient jamais trace du passage, sur leur monde, de Georges Corson.
3
Les détails du navire surgirent du néant. Un faisceau lumineux jaillit de sa coque noire et polie et parcourut les fourrés où s’était glissé Corson. Les Princes d’Uria avaient donc si pleinement confiance en eux-mêmes qu’ils n’utilisaient même pas un projecteur de lumière noire. Instinctivement, Corson braqua son arme sur le phare. Le dessous du navire était lisse et poli comme la surface d’un bijou. Son constructeur avait tiré un parti esthétique des géodésiques selon lesquelles avaient été collées les feuilles de métal. Ce navire ne ressemblait en rien à un engin de guerre.
Corson s’attendait à recevoir une décharge, à humer l’odeur d’un gaz ou encore à sentir tomber sur ses épaules les mailles d’un filet d’acier. Il guettait la voix pépiante d’un soldat urien. Mais le faisceau se posa seulement sur lui et ne le lâcha plus. Le navire descendit encore et s’immobilisa. Corson aurait pu en toucher le bord sans même avoir à se relever. De grands hublots s’éclairèrent sur le pourtour. Corson aurait pu essayer d’en briser un à l’aide de son arme. Mais il ne le fit pas. Il tremblait et en même temps, il était plus intrigué qu’inquiété par le comportement aberrant, d’un strict point de vue militaire, des occupants du navire.
Plié en deux, il longea la surface circulaire. Il tenta de jeter un coup d’œil à l’intérieur, par les hublots, mais ceux-ci brouillaient la vision. Il ne pouvait avoir des aménagements intérieurs qu’une image déformée, imprécise. Il crut discerner une silhouette humanoïde, ce qui ne le surprit pas. Vus d’une certaine distance, les indigènes pouvaient passer pour des humanoïdes.
Il ferma un instant les yeux, surpris par la lumière. Une porte brillamment éclairée s’ouvrait dans la coque au-dessus d’une volée de marches suspendues dans le vide. Corson balança puis bondit à l’intérieur. La porte se referma doucement derrière lui, mais, comme il s’y était attendu, il n’y prit pas garde.
— Entrez donc, Corson, dit une voix féminine, jeune. Je ne vois aucune raison pour que vous attendiez dans le couloir.
C’était une voix humaine. Non pas une voix imitée, mais une vraie voix humaine. Les Uriens eussent été incapables de contrefaire avec une telle perfection une voix humaine. Une machine y serait arrivée, mais Corson doutait que ses ennemis aient pris tant de peine pour parfaire un piège où il était déjà tombé. Des belligérants accueillent rarement en touriste un envahisseur.
Corson obéit. Il poussa une porte entrouverte, qui s’effaça dans la paroi. Une vaste salle lui apparut dont le fond était occupé par un hublot gigantesque. Il put voir distinctement les masses sombres de la forêt qu’ils survolaient et, sur l’horizon, une ligne plus claire, scintillante, qu’il interpréta comme un océan sur lequel le jour se levait. Il pivota sur lui-même. Une jeune femme lui faisait face. Une sorte de voile, de brume, rien d’autre, l’enveloppait. Ses cheveux blonds encadraient un visage souriant. Il ne décela aucune hostilité dans ses yeux gris. Elle paraissait remarquablement maîtresse d’elle-même. Il y avait cinq ans que Corson n’avait rien vu d’autre qui ressemblât à une femme que les plastoïdes qui en tenaient lieu à bord des navires de guerre. La capacité de reproduction de l’espèce était trop critique pour qu’on risquât dans l’espace une femme en âge d’engendrer. Celle-ci était remarquablement belle. Il reprit son souffle, analysa rapidement la situation et laissa émerger en lui les réflexes du combat. C’était comme si une seconde personnalité s’était installée en lui. Il demanda :
— Comment savez-vous que je m’appelle Corson ?
L’expression de la jeune femme trahit aussitôt un étonnement mêlé de crainte. Corson sut qu’il avait mis le doigt sur le nœud de la situation. Le fait que la femme connût son nom pouvait signifier que les Princes d’Uria disposaient d’informations détaillées sur la mission de l’Archimède et savaient le nom de chaque membre de l’équipage. D’un autre côté la femme était humaine, aussi humaine que sa voix, et sa présence sur Uria était à elle seule un mystère impénétrable. Aucun chirurgien n’eût pu doter un Urien de pareille apparence. Aucune opération n’aurait permis de remplacer le long bec de corne par ces lèvres douces. Si la jeune femme avait été vêtue, Corson aurait conservé un doute. Mais tous les détails de son anatomie trahissaient son origine. Il pouvait apercevoir distinctement son nombril. C’était un détail que les Uriens, nés dans un œuf, ne possédaient pas. Et les plastoïdes n’atteignaient jamais ce degré de perfection.
— Mais vous venez de me le dire, fit-elle remarquer.
— Vous m’avez d’abord appelé par mon nom, dit-il avec le sentiment de tourner en rond. Son cerveau travaillait vite, mais en vain. Il ressentait une forte impulsion de tuer la femme et de s’emparer du navire, mais elle n’était sûrement pas seule à bord, et il lui fallait en apprendre davantage. Alors peut-être n’aurait-il pas à la tuer.