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C’est pour cela, se dit Corson, revenant en arrière, que j’avance à tâtons dans les allées du temps. Mon double de l’avenir ne peut pas me dire ce que je dois faire. Et pourtant il y a des fissures, des bribes d’informations qui me parviennent, à partir desquelles j’essaie de m’orienter. Il doit y avoir un seuil physique au-dessous duquel la perturbation est négligeable. Si j’essayais de lui arracher ce papier, de forcer l’avenir…

— Je ne le ferais pas, à votre place, dit Veran, comme s’il avait lu dans sa pensée. Je ne crois pas trop moi-même à cette théorie de l’information non régressive, mais je n’ai jamais osé l’enfreindre.

Et pourtant, pensa Corson dans l’avenir, lointain, les dieux n’hésitent pas. Ils jouent avec les possibles. Ils ont élevé le seuil au niveau de l’univers. Alors les barrières tombent. L’univers s’ouvre, se libère, se multiplie. La nécessité – ce qui est écrit – se brouille. L’homme cesse d’être le prisonnier d’un tunnel qui relie sa naissance et sa mort.

— Ne rêvez pas, Corson, coupa Veran. Vous m’avez dit que ces oiseaux possèdent des armes fantastiques qu’ils mettront à ma disposition. Vous m’avez dit que je ne localiserai jamais l’hipprone sauvage que vous prétendez se trouver en liberté sur cette planète, sans l’aide de ces Uriens. Et qu’eux, en revanche, ont besoin de moi, d’un homme rompu aux techniques de la guerre, capable d’entreprendre leurs conquêtes pour leur compte et aussi de maîtriser cet hipprone avant qu’il se multiplie et rende probable une intervention de l’Office de Sécurité qui conduirait à leur propre neutralisation. Vous avez peut-être raison. Tout cela se combine si bien, n’est-ce pas ?

Il tendit la main en un geste si brusque que Corson ne put l’arrêter ni même se jeter en arrière. Les doigts du mercenaire effleurèrent son cou. Mais Veran n’essayait pas de l’étrangler. Il dégagea le transmetteur suspendu au bout de sa chaîne, pas plus gros qu’une amulette. Il l’emprisonna dans une petite coque noire qu’il avait tenue cachée dans le creux de sa main. Corson lui saisit le poignet mais Veran se dégagea d’un mouvement sec.

— Nous pouvons parler sincèrement, maintenant. Ils ne nous entendrons plus.

— Ils vont s’inquiéter de notre silence, dit Corson, à la fois soulagé et terrifié.

— Vous me sous-estimez, cher ami, dit froidement Veran. Ils continuent à entendre nos voix. Nous parlons de la pluie et du beau temps, des techniques de combat et de l’intérêt d’une alliance. Nos voix, le rythme de notre conversation, la longueur de nos silences et jusqu’au bruit de nos respirations ont été analysés. Pourquoi croyez-vous que nous ayons bavardé si longtemps ? Et maintenant une petite machine leur sert une conversation un peu ennuyeuse mais édifiante à souhait. Il me reste à prendre une autre précaution. Je vais vous doter d’un nouveau bijou.

Il ne fit aucun signe. Mais Corson se sentit empoigné par des mains solides. Des doigts qu’il ne voyait pas le forcèrent à relever la tête. Un instant, il crut qu’on allait lui trancher la gorge. Pourquoi le tuer maintenant ? Pourquoi de cette manière sanglante, spectaculaire, salissante ? Veran aimait-il être éclaboussé du sang de ses victimes ?

Il y a le message, pensa Corson, sentant le contact froid du métal sur sa gorge. Il a dit qu’il ne pouvait pas me tuer.

Un minuscule verrou claqua. Les mains le relâchèrent. Corson porta les mains à son cou. Le collier était volumineux mais léger.

— J’espère qu’il ne vous gêne pas, dit Veran. Vous vous y ferez. Vous risquez de le porter un certain temps. Peut-être toute votre vie. Il est muni de deux dispositifs distincts de destruction. Il explosera si vous essayez de le retirer. Et, croyez-moi, l’explosion sera assez violente pour emmener avec vous en Aergistal quiconque se trouverait à proximité. Il vous injectera un poison très efficace si vous essayez d’utiliser contre moi ou contre mon armée une arme quelconque, de la massue au transfixeur qui est bien l’engin le plus terrifiant de mon expérience. Ou encore si vous donnez des ordres ayant pour but de faire employer contre moi de telles armes par quelqu’un d’autre. Et même si vous vous bornez à préparer un plan de bataille contre moi. La beauté de la chose, c’est que vous le déclencherez vous-même, où que vous soyez dans l’espace ou dans le temps. Il est sensibilisé à une agression spécifique et consciente. Oh, vous pouvez me haïr tant que vous voudrez et me détruire dans vos rêves cent fois par nuit si cela vous chante. Vous ne risquerez rien. Et vous pouvez vous battre comme un lion. Mais ni contre moi ni contre mes hommes. Vous pouvez peut-être essayer, à la rigueur, un sabotage. Mais ça, j’en fais mon affaire. Voyez-vous, Corson, à présent, vous pouvez être mon allié ou rester neutre, mais vous ne pouvez plus être mon ennemi. Et si cela choque votre dignité, dites-vous que tous mes gardes personnels portent le même.

Il considéra Corson d’un air satisfait.

— C’est bien ce que vous appeliez un pat, tout à l’heure ?

— Quelque chose comme ça, reconnut Corson. Mais les Uriens vont s’étonner.

— Ils comprendront. Du reste, ils ont déjà reçu une version expurgée de notre conversation. Leur petit transmetteur n’est pas si innocent. Sur une impulsion convenable, il peut dégager assez de chaleur pour vous tuer. Mais s’ils étaient malins, ils utiliseraient un dispositif autonome. Voulez-vous boire quelque chose ?

— Volontiers, dit Corson.

Veran sortit d’un tiroir de la table un flacon et deux gobelets de cristal. Il emplit à moitié les deux gobelets, fit un signe amical à Corson et but une gorgée.

— Je souhaite que vous ne m’en vouliez pas trop. Vous m’êtes sympathique, Corson, et j’ai besoin de vous. Mais je ne peux pas vous faire confiance. Tout s’arrange trop bien. Et tout ne s’arrange si bien que parce que vous êtes là, parce que vous avez été là, parce que vous serez là. Et je ne sais même pas quel jeu vous jouez, ce qui vous arrange, vous, là-dedans. Ce que vous me proposez, Corson, c’est de trahir l’humanité. C’est de me mettre au service d’oiseaux fanatiques qui ne rêvent que de détruire l’homme, en échange de ma propre sécurité et d’une puissance éventuellement extraordinaire. Mettons que je sois capable d’accepter. Mais vous ? Vous n’avez pas l’air d’un traître à votre espèce, Corson. Ou bien l’êtes-vous ?

— Je n’ai pas le choix, dit Corson.

— Pour un homme qui agit sous la contrainte, vous vous montrez singulièrement entreprenant. Vous parvenez à convaincre ces oiseaux de conclure une alliance avec moi et vous venez la négocier vous-même. Mieux, vous me faites venir pour la rendre possible. Bon. Mettons que vous réussissiez à me faire tomber dans un piège. Je disparais. Vous restez avec les oiseaux. Vous avez trahi une fois votre espèce en me livrant à des êtres qui de votre point de vue ne valent pas mieux que moi, qui ne sont même pas humains, et vous savez que vous serez obligé de recommencer. Cela ne vous ressemble pas. Les oiseaux ne s’en rendent pas compte parce qu’ils ne connaissent pas vraiment les humains, parce qu’ils vous prennent pour un animal, pour une bête féroce qui va chaparder dans leurs nids et que l’on peut apprivoiser ou plutôt dompter. Mais moi, Corson, des soldats comme vous, j’en ai vu des milliers. Tous incapables de trahir leur espèce, ou leur pays, ou leurs chefs. Oh, ce n’est pas l’effet d’une vertu, encore qu’ils soient tous portés à le croire, mais d’un conditionnement. Alors ? Reste l’autre possibilité. Vous essayez de sauver l’espèce humaine. Vous estimez que mieux vaut que la conquête d’Uria et, plus tard, de cette région stellaire soit menée par un homme que par un de ces fanatiques emplumés. Vous me faites venir. Vous me proposez une alliance avec les Uriens parce que vous devinez qu’elle sera instable, qu’un conflit surgira tôt ou tard, lorsque les termes de l’alliance auront été remplis, et vous espérez que j’exterminerai les Uriens. Peut-être même pourrez-vous alors vous débarrasser de moi ? Vous n’avez même rien besoin de me dire. Inutile de me demander mon aide contre les Uriens au risque que je vous trahisse. Vous savez que la coalition est explosive.