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Peu de lumière. Des niches brillaient dans la muraille polie, et dans chacune reposait un œuf. Tout au bout de la salle, dans une niche un peu plus vaste, gisait un œuf pourpre. Corson opéra mentalement une correction. Pour un humain ou pour un Urien, l’œuf était bleu même s’il semblait pourpre à un hipprone.

L’œuf dont était issu Ngal R’nda. Les niches étaient autant de couveuses. Personne n’entrerait dans la salle avant que l’éclosion soit achevée.

— Il va falloir attendre, dit Veran. Nous sommes remontés un peu loin.

Un bruit léger, un millier de mineurs attaquant une veine lointaine. Corson comprit. Les jeunes Uriens, éveillés, brisaient leurs coquilles. Le déphasage temporel et le système nerveux de l’hipprone altéraient, exagéraient le son.

L’hipprone glissa vers l’œuf bleu. Corson progressait dans sa perception des impressions de l’hipprone. Il partageait presque, maintenant, le vision périphérique de la bête. Il pouvait suivre les mouvements de Veran. Le mercenaire braquait un instrument sur l’œuf bleu.

Corson dit impulsivement :

— Ne le détruisez pas.

— Imbécile, répondit sèchement Veran. Je le mesure.

L’injure révélait la tension. En ce moment crucial de la vie de Ngal R’nda, le moindre choc pouvait introduire une modification majeure de l’histoire. Des gouttes de sueur perlèrent sur le front de Corson qui les sentait glisser le long des ailes de son nez. Veran jouait avec le feu. Qu’arriverait-il s’il commettait une erreur ? Disparaîtraient-ils tous les deux du continuum ? Ou bien surgiraient-ils dans un autre segment de la temporalité ?

L’œuf bleu était animé de secousses. L’œuf bleu s’ouvrit. Une calotte irrégulière, à son sommet, se souleva. Un liquide suinta. La calotte bascula. Une membrane se fendit. Le sommet du crâne du jeune Urien apparut. Il était énorme. Il paraissait aussi gros que l’œuf. Puis la coquille se déchira. L’oisillon ouvrit le bec. Il allait pousser son premier pépiement. Le signal qu’attendaient les nurses, au-dehors.

La coquille éclata. À la surprise de Corson, la tête de l’oisillon n’était pas plus grosse qu’un poing humain de bonne taille. Mais il savait que la croissance du système nerveux de Ngal R’nda était loin de s’achever. Plus encore que les enfants humains, les Uriens naissaient à l’état de prématurés.

L’hipprone sortit de la paroi et se synchronisa avec le présent. Veran jaillit de son harnachement, un sac de plastique à la main, y jeta les débris de l’œuf bleu et rejoignit l’hipprone. Sans même prendre le temps d’assujettir les harnais, il poussa sa monture à l’abri de la muraille. Et de la désynchronisation.

— Fin de la première phase, murmura-t-il entre ses dents.

Dans la salle elliptique, les oisillons poussaient leurs premiers cris. Une porte s’ouvrit.

— Ils vont s’apercevoir de la disparition de la coquille, dit Corson.

— Vous n’avez rien compris, grommela Veran. Je vais leur en fournir une autre. Si ce que vous m’avez dit est exact, seules les coquilles bleues sont conservées. Les autres sont abandonnées.

Ils firent un saut vers la surface. Dans un endroit désert – une ravine pleine de rocailles – Veran synchronisa l’hipprone. Corson se laissa glisser à terre, saisi d’un vertige.

— Attention à vos pieds, dit Veran. Nous sommes dans notre passé objectif. On ne sait jamais si le fait de briser une brindille ne va pas déclencher un bouleversement majeur.

Il ouvrit le sac et examina avec soin les débris de l’œuf bleu.

— Pas des œufs ordinaires, murmura-t-il. Plutôt des plaques articulées entre elles comme les os du crâne chez l’homme. Regardez les lignes de suture. Aussi nettes que les bords d’une fermeture statique.

Il détacha un minuscule fragment de la coquille et le plaça dans un appareil. Puis il colla son œil à un viseur.

— Pigmentation dans la masse, annonça-t-il. Une fantaisie génétique. Peut-être le produit de croisement trop systématiques à l’intérieur d’une même lignée. Peu importe. Il ne sera pas trop difficile de trouver un colorant du même type, mais un peu moins stable.

— Vous allez teindre l’œuf ? demanda Corson.

Veran ricana.

— Mon cher Corson, vous êtes d’une stupidité irrémédiable. Je vais remplacer cette coquille par une autre, d’un modèle plus courant, mais teinte, celle-là. Avec un produit que je saurai neutraliser s’il est besoin. Toute la puissance de Ngal R’nda résulte de la couleur particulière de son œuf. C’est pourquoi il juge bon de le montrer de temps à autre. C’est aussi sans doute la raison pour laquelle personne ne reste dans la salle au moment de l’éclosion. Une substitution est impossible. À moins de disposer d’un hipprone. Je ne pense pas que cet échange soit jamais remarqué, ni qu’il entraîne un bouleversement majeur. Pour en être tout à fait sûr, je vais prendre la coquille d’un œuf éclos en même temps que celui de Ngal R’nda et de la même dimension. Le plus difficile sera de la disposer en une seconde au plus, avant que quelqu’un ait le temps d’entrer et de nous voir.

— Impossible, dit Corson.

— Il existe des drogues qui multiplient plus de dix fois la vitesse des réactions humaines. Vous en avez entendu parler, je suppose. On les utilise en temps de combat à bord des astronefs.

— Elles sont dangereuses, dit Corson.

— Je ne vous demande pas d’en prendre.

Veran entreprit de replacer les fragments de la coquille dans le sac. Puis il se ravisa.

— Mieux vaut le décolorer et le mettre à la place du postiche. On ne sait jamais.

Il procéda à quelques tests puis pulvérisa un aérosol sur les fragments. Ils virèrent à l’ivoire en quelques secondes.

— En selle, dit Veran, satisfait.

Ils plongèrent à nouveau dans le fleuve du temps. Ils découvrirent assez vite une salle où gisaient des dizaines de coquilles vides. Veran synchronisa l’hipprone, manipula quelques vestiges, retint enfin une coquille complète. Elle acquit un bleu parfait sous le jet du pulvérisateur et vint remplacer dans le sac la coque décolorée. Veran avala une pilule.

— L’accélérateur fera effet dans trois minutes, annonça-t-il. Dix secondes environ de survitesse, soit plus d’une minute et demie de temps subjectif. Plus qu’il n’en faut.

Il se tourna vers Corson et sourit largement.

— La beauté de la chose, c’est que s’il m’arrive un accident, vous ne saurez pas repartir. Je me demande quelle tête feront les Uriens en découvrant dans leur salle d’incubation un homme mort et un autre vivant. Et un Monstre apprivoisé qu’ils ne connaissent qu’à l’état sauvage. Vous devrez leur raconter une belle histoire.

— Nous disparaîtrons aussitôt, dit Corson. La perturbation sera majeure. Toute l’histoire de cette fraction de continuum en sera affectée.

— Vous apprenez vite, apparemment, dit Veran avec bonne humeur. Mais la vraie difficulté, ça va être de revenir juste après notre départ. Je ne tiens pas à me rencontrer moi-même. Ni surtout à violer la loi de l’information non régressive.

Corson ne broncha pas.

— De toute façon, poursuivit Veran, l’hipprone n’y tient pas non plus. Le plus dur va être de l’amener à se frôler lui-même dans le temps. Il déteste ça.

Et pourtant je l’ai fait, pensa Corson. Plutôt, je le ferai. La loi de l’information non régressive, comme toutes les règles physiques, n’est qu’une règle relative. Quelqu’un qui la comprend complètement peut la transgresser. Cela signifie qu’un jour je comprendrai les mécanismes du temps. Que je sortirai d’ici. Que la paix reviendra et que je retrouverai Antonella.