— Admettons que vous ne l’envoyiez pas, dit l’homme que Selma avait appelé Cid. Qui se chargera du Monstre et du Prince d’Uria ? La solution est ailleurs. Veran fait partie du plan. Vous ne pouvez pas l’éliminer si facilement.
— Je le crains aussi, dit Corson. Et je crois même que c’est parce que je l’ai rencontré en Aergistal que j’ai eu l’idée d’avoir recours à lui. Mais je n’en suis pas encore sûr. C’est une idée qui ne me viendra vraiment que plus tard.
— Il progresse vite pour un primitif, dit Selma.
Cid fronça les sourcils.
— Corson n’est pas un primitif. Et il est allé en Aergistal. Il ne s’est pas contenté du contact.
— C’est vrai, dit Selma, j’oubliais.
Vexée, elle se leva et se mit à courir vers les vagues.
Corson pensa tout haut :
— Mais qui se chargera de Veran ?
— Vous, dit Cid.
— Je ne peux pas l’attaquer. Je ne peux même pas préparer une campagne contre lui.
— Le collier !
Un espoir fragile naquit dans l’esprit de Corson.
— Vous pouvez m’en débarrasser ?
— Non, dit Cid. Pas nous. Veran est né dans notre avenir. Sa technologie dépasse la nôtre.
— Alors, dit Corson, il n’y a pas d’issue.
— Il y a une solution. Sinon, vous ne seriez pas là. Il existe au moins une ligne de probabilité – une créode – selon laquelle vous avez conduit le plan à son terme. Je ne sais pas si vous saisissez toutes les implications de la situation, mais votre avenir dépend de vous, Corson, au sens littéral du terme.
— J’ai plutôt l’impression d’en dépendre.
— C’est une autre façon de dire la même chose. Voyez-vous, pendant longtemps, les hommes se sont posé le problème de la permanence de l’être. Un homme était-il bien au réveil celui-là qui s’était endormi la veille ? Le sommeil n’était-il pas une discontinuité absolue ? Et pourquoi certaines idées, certains souvenirs disparaissaient-ils totalement de la conscience pour resurgir par la suite ? Y avait-il une unité, ou une juxtaposition d’êtres ? Quelqu’un, un jour, découvrit la vérité. L’homme avait ignoré, depuis qu’il existait, la plus grande partie de lui-même. Nous nous posons aujourd’hui presque dans les mêmes termes presque les mêmes questions. Comment les possibles sont-ils articulés entre eux ? Qu’est-ce qui relie le passé, le présent et l’avenir d’un être ? Est-ce l’enfance qui engendre la maturité, ou la maturité qui forge l’enfance ? Nous ignorons l’essentiel de ce que nous sommes, Corson, et nous l’ignorerons longtemps encore, mais il nous faut bien vivre avec ce que nous savons.
Selma revenait vers eux, toute ruisselante d’eau.
— Vous devriez dormir, Corson, dit Cid. Vous êtes fatigué. Puissiez-vous rencontrer votre avenir dans vos rêves.
— Je vais essayer, dit Corson. Je vous promets d’essayer.
Et il se laissa couler sur le sable.
34
Il prit conscience d’une présence à son côté. Il ouvrit les yeux et les referma aussitôt, ébloui par le soleil qui se trouvait haut dans le ciel. Il se tourna sur le côté et essaya de se rendormir. Mais deux bruits insistants l’en empêchèrent, le souffle long de la mer et le son d’une respiration légère. Il ouvrit de nouveau les yeux et vit du sable, à hauteur de sa joue, une étendue de sable où le vent avait dressé des dunes minuscules qu’il effaçait maintenant. Il s’éveilla tout à fait et s’assit. Une jeune femme était agenouillée à côté de lui.
— Antonella, dit-il.
Elle portait une courte tunique rouge.
— Georges Corson, dit-elle d’une voix où perçait l’incrédulité.
Il balaya la plage du regard. Cid, Selma et l’autre femme avaient disparu. La jeune femme qui avait nom Antonella s’était levée et éloignée de quelques pas, comme si le fait qu’il l’eût surprise alors qu’elle l’observait l’avait gênée.
— Vous me connaissez ? demanda-t-il.
— Je ne vous ai jamais vu. Mais j’ai entendu parler de vous. Vous devez sauver Uria.
Il l’examina avec plus d’attention. Elle était vêtue alors que les autres allaient nus. Elle venait sans doute d’une époque différente où les habitudes vestimentaires n’avaient pas atteint le niveau de simplicité de celles des membres du conseil. Elle était plus jeune que dans son souvenir, beaucoup plus jeune, presque une adolescente. Il ignorait combien d’années s’étaient écoulées pour elle entre leurs deux rencontres. Pour lui, ces années n’avaient représenté que quelques mois. Il se souvenait parfaitement de l’autre Antonella. Bizarre de rencontrer quelqu’un avec qui on a partagé toutes sortes d’aventures et qui ne vous connaît pas encore. Il avait l’impression de se trouver en face d’une amnésique.
— Vous avez fait la guerre ? demanda-t-elle avec dans la voix une note de réprobation et en même temps d’intérêt.
— Oui, dit Corson. C’était désagréable.
Elle réfléchit.
— Je voudrais vous demander… je ne sais pas si je peux.
— Vous pouvez.
Elle rougit.
— Avez-vous déjà tué quelqu’un, monsieur Corson.
Quelle sale gosse ! pensa-t-il.
— Non, dit-il. J’étais une sorte d’ingénieur. Je n’ai jamais étranglé ou égorgé quelqu’un personnellement, si c’est ce que vous vouliez savoir.
— J’en étais sûre.
Elle paraissait satisfaite.
— Mais j’ai appuyé sur des boutons, dit Corson férocement.
Elle ne comprit pas.
— Voulez-vous une cigarette ? demanda-t-elle en tirant un étui de sa tunique. Il le reconnut.
— Non, merci, dit-il bien qu’il sentît l’eau lui venir à la bouche. Je ne fume plus depuis longtemps.
Elle insista :
— C’est du tabac, pas un produit de synthèse.
— Vraiment non, dit-il. J’ai renoncé à fumer.
— Comme tout le monde ici. Je suis la seule qui fume encore.
Mais elle mit l’étui de côté.
Comment ai-je pu l’aimer ? se demanda Corson. Elle paraît si superficielle, elle paraît vide. Affaire d’âge, affaire de circonstances. Quand ai-je bien pu commencer à l’aimer ? Il fouilla sa mémoire, et les épisodes de leur aventure commune remontèrent à la surface, bulles de gaz échappées aux profondeurs d’un marais. Aergistal. Le ballon, la tentative d’enrôlement, la planète mausolée, l’évasion, le bref séjour dans le camp de Veran.
C’était avant. Bien avant. Il fit un effort. C’était au moment où il l’avait embrassée. Non, juste avant de l’embrasser ; il s’était dit qu’elle était une des femmes les plus séduisantes qu’il ait rencontrée dans sa vie. Et elle ne lui avait pas fait cette impression au premier coup d’œil.
Il avait commencé à l’aimer au moment où l’éclair avait jailli du briquet. Il avait flairé le truc hypnotique et avait cru qu’elle voulait le faire parler. Elle avait seulement voulu se faire aimer de lui. Elle avait réussi. Rien d’étonnant à ce qu’elle lui ait répondu narquoisement quand il lui avait demandé pourquoi elle n’avait pas prévu que sa manœuvre échouerait. Était-ce une habitude inscrite dans les mœurs de Dyoto ? Il sentit la colère le gagner. Puis il se calma. De tout temps, les femmes avaient tendu des pièges aux hommes. C’était une des lois de l’espèce, et elles ne pouvaient pas en être tenues pour responsables. Je la laisserais bien moisir dans le camp de Veran pour lui apprendre que les hommes ont aussi des méthodes à eux, pensa-t-il. Mais il ne le ferait pas. C’était dans le camp de Veran qu’il avait réellement commencé à l’aimer. Lorsqu’elle avait fait preuve de sang-froid. Puis sur la planète-mausolée, lorsqu’elle s’était montrée à la fois humaine et terrifiée.