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Au reste, il n’avait pas le choix. Il irait la tirer – et se tirer lui-même – des griffes de Veran. Il déposerait sur la planète-mausolée un sac de vivres à leur intention. Jusque-là, son rôle était tracé. Il ne pouvait s’en écarter sous peine d’introduire un bouleversement dans son passé. Mais ensuite ? Après avoir envoyé le message, fallait-il encore qu’il procure à Veran les recrues et les équipements que réclamait le transfuge d’Aergistal ?

Tout cela était absurde. Pourquoi l’autre Corson, après leur évasion, les avait-il conduits sur la planète-mausolée ? Était-ce un point de passage obligé, le lieu d’un nœud temporel ? Mais Corson commençait à bien connaître les chemins du temps, et il était presque sûr que rien de tel n’existait. Lorsqu’il pratiquerait ce sauvetage, il pourrait aussi bien ramener les évadés en ce lieu même, sur cette plage où siégeait le conseil d’Uria, quitte à repartir seul en Aergistal si son séjour là-bas se révélait nécessaire. Il savait qu’il l’était. Il avait changé en Aergistal. Et il avait appris bien des choses nécessaires à la réussite du plan.

Il se souvint de la plaque de métal posée bien en évidence sur le sac de vivres, devant la porte du mausolée. Le message lui avait paru obscur, sur le moment. Il fouilla les poches de sa combinaison. La plaquette s’y trouvait quoiqu’il ait changé plusieurs fois de tenue. Il avait dû transférer automatiquement le contenu de ses poches de l’une à l’autre.

Une partie du texte s’était effacée. Les lettres semblaient pourtant profondément imprimées dans le métal.

MÊME LES ENVELOPPES CREUSES SONT ENCORE UTILISABLES.

IL EST PLUS D’UNE FAÇON DE FAIRE LA GUERRE. SOUVIENS-T’EN.

Il siffla doucement entre ses dents. Les enveloppes creuses signifiaient évidemment les demi-mortes du mausolée. Il s’était dit qu’on devait pouvoir les doter de personnalités factices et s’en servir comme de robots. Il avait même cru qu’il s’agissait d’androïdes. Mais la présence d’un nombril, sur le ventre de chacune d’elles, ne lui avait laissé aucune illusion. Elles avaient vécu. Elles étaient mortes quoique l’activité ralentie de leurs corps pût laisser croire le contraire. Il en avait dénombré plus d’un million et il n’avait pas atteint, ni même entrevu, le bout du mausolée. Elles représentaient une formidable armée potentielle. Elles combleraient les ambitions les plus folles de Veran. À un détail près. C’étaient des femmes. Le colonel avait jugé bon de renforcer la discipline lorsque Antonella était entrée dans le camp. Il n’était sûr de ses hommes que jusqu’à un certain point. Il ne redoutait pas d’être trahi pour de l’argent ou par ambition. Mais la physiologie avait ses lois qu’il ne se souciait pas de transgresser.

Corson porta les mains à son cou. Le collier s’y trouvait toujours, si léger qu’il lui arrivait de l’oublier. Solide. Froid. Inanimé et plus dangereux qu’un crotale. Mais le serpent dormait. L’idée d’utiliser les demi-mortes comme recrues ne devait pas constituer une intention déclarée d’hostilité.

Il se pencha sur le sable, secoué par la nausée, conscient du regard d’Antonella. L’idée d’utiliser les demi-mortes lui soulevait le cœur. Mais c’était bien dans la manière des dieux d’Aergistal. Utiliser les restes, les criminels de guerre ou les victimes d’un conflit pour éviter un désordre plus grand. Ces casuistes avaient le souci du moindre mal. Ou plutôt, ils étaient absolument réalistes. Car ces femmes étaient mortes, définitivement mortes. Des enveloppes creuses. Elles n’étaient plus susceptibles de penser, de créer, d’agir, ni même de souffrir autrement que sur le plan strictement biologique. Elles pouvaient peut-être encore engendrer. C’était un point auquel il lui faudrait prêter attention. Les doter d’une personnalité factice était un crime infiniment moindre qu’annihiler une cité peuplée d’êtres intelligents en pressant un bouton. À la réflexion ce n’était pas plus un crime que ne l’est une greffe d’organe. Les chirurgiens de la Terre avaient résolu depuis longtemps le problème déontologique : le mort sert le vif.

Il recouvrit de sable ses vomissures, avala péniblement sa salive, s’essuya les coins de la bouche.

— Ça va mieux, dit-il à Antonella qui le regardait, effarée. Ce n’est rien. C’était une crise.

Elle n’avait rien tenté pour le secourir. Elle n’avait pas bougé. Trop jeune, pensa-t-il, élevée dans la soie d’un monde qui ignore la maladie et la souffrance. Guère plus qu’une jolie fleur. Les épreuves la transformeront. Et alors, je pourrai l’aimer. Par les dieux, je démonterai Aergistal pierre par pierre pour la retrouver ! Ils ne peuvent pas la garder là-bas. Elle ne s’est pas sali les mains, elle n’a commis aucun crime.

Et cela justifiait la présence de Corson. Antonella ne pourrait pas faire ce qu’il avait fait, ni ce qui lui restait à faire. Ni Cid, ni Selma, ni personne de leur époque. Ils n’avaient pas l’estomac assez bien accroché. Ils appartenaient à un autre monde et luttaient sur un autre front. Pour leur malheur, le danger n’en était pas exclu. Et c’était le rôle de gens comme Corson de le réduire. Nous sommes, se dit-il, les éboueurs de l’histoire, ses stercoraires. Nous pataugeons dans la sanie pour que le pavé soit net sous les pas de nos descendants.

— Vous venez vous baigner ? demanda-t-elle.

Il fit un signe d’assentiment, ne trouvant pas encore le courage de parler. La mer le laverait. Ce ne serait pas trop de toute la mer.

35

Cid était de retour quand Corson sortit de l’eau. Il éloigna Antonella sous un prétexte futile et exposa son plan. L’ensemble se tenait, mais certains détails demeuraient imprécis. Le collier, par exemple, ennuyait Corson. Il ignorait comment il pourrait s’en débarrasser. En Aergistal, peut-être, ou au cours d’un voyage dans l’avenir. Mais il ne représentait qu’un inconvénient mineur.

L’évasion ne posait guère de problèmes. Veran lui-même avait doté Corson d’une panoplie d’armes, en sus du collier. Il croyait n’avoir rien à craindre et partait du principe que tout homme disponible est indispensable, à la guerre. L’une des armes créait le champ inhibiteur de lumière. En la modifiant, Corson pensait pouvoir élargir son champ d’action, quitte à vider sa batterie en quelques minutes. Le corollaire de cette arme était un projecteur d’ultrasons qui permettait de se diriger dans l’obscurité et qu’il possédait également. Le sac de provisions qu’il laisserait sur la planète-mausolée faisait partie du harnachement de son hipprone. Restaient les deux combinaisons dont il devrait revêtir l’autre Corson et Antonella. Il estimait qu’il parviendrait à s’en emparer sans trop de mal dans la confusion suscitée par son intervention.

Contrairement à son attente, Cid ne broncha pas lorsqu’il en vint à la partie la plus délicate de son exposé : la réanimation des demi-mortes de la planète-mausolée. L’homme était insensible ou il avait du caractère. La première hypothèse était la moins vraisemblable.

— J’ai quelque idée des techniques de réanimation, dit Corson, et d’implantation d’une personnalité synthétique, mais il me faudra du matériel et peut-être une aide technique.

— Je pense que vous trouverez tout le nécessaire sur la planète-mausolée, dit Cid. Vos cruels collectionneurs ont certainement tout prévu. Et si vous avez besoin de conseils, le mieux serait d’alerter Aergistal.

— Comme ça ? En criant bien fort ? Ils ont toujours un œil fixé sur moi ?

Cid sourit faiblement.

— Probablement. Mais ce n’est pas la méthode. Vous pouvez communiquer avec eux par l’intermédiaire de votre hipprone. Vous êtes allé en Aergistal. Le chemin en est gravé indélébilement dans votre système nerveux. D’ailleurs, ce n’est pas tant un chemin qu’une façon de voir les choses. Aergistal occupe la surface de l’univers, c’est-à-dire qu’il est partout. La surface d’un hypervolume est un volume dont le nombre de dimensions est inférieur d’une unité à celui des dimensions de l’hypervolume. Ce n’est pas tout à fait exact, car le nombre de dimensions de cet univers est peut-être irrationnel ou même transcendant. Mais vous n’avez pas besoin, sur le plan pratique, d’en savoir plus.