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— Mais comment ferai-je ? demanda Corson désemparé.

— Je ne connais pas aussi bien les hipprones que vous et je ne suis jamais allé en Aergistal, mais je suppose qu’il vous suffira d’établir la relation empathique qui vous permet de les diriger et de vous remémorer votre voyage. L’hipprone opérera instinctivement les corrections et les adaptations nécessaires. Il a largement accès à votre inconscient, ne l’oubliez pas.

Cid se frotta le menton.

— Voyez-vous, reprit-il, tout a commencé avec les hipprones, au moins sur ce monde-ci. Ils étaient inconnus, autrefois, sur Uria. Dans cette ligne de probabilité, ou dans une autre, voisine (Cid sourit tristement), vous avez introduit le premier hipprone. Les savants d’Uria ont examiné ses descendants. Ils sont parvenus à comprendre leur méthode de translation temporelle. Puis ils sont parvenus à en doter les humains, d’abord sur une petite échelle. Je vous l’ai dit, c’est moins une question de pouvoirs qu’une façon de voir les choses. Le système nerveux humain n’a pas de pouvoirs particuliers. Il a seulement celui d’acquérir des pouvoirs, ce qui est peut-être mieux. Il y a quelques siècles, au début de la période que nous contrôlons, les humains d’Uria étaient seulement capables de prévoir quelques secondes de leur avenir. Pour une raison obscure, les vieux Uriens, les oiseaux, ont eu plus de mal à s’y mettre.

— Une bonne chose, dit Corson, se souvenant de Ngal R’nda. Mais les gens que j’ai rencontrés, à mon arrivée, possédaient ce don. Et l’étude des hipprones n’a pu se faire que plus tard.

Cid sourit de nouveau, gaiement, cette fois.

— Combien de personnes avez-vous réellement rencontrées ?

Corson fouilla sa mémoire.

— Deux, dit-il, deux seulement. Floria Van Nelle et Antonella.

— Elles venaient de votre avenir, dit Cid. Par la suite, les plus avancés ou les plus doués sont entrés en contact avec Aergistal. Tout est devenu plus facile. Du moins, c’est une façon de parler.

Il se redressa et emplit ses poumons.

— Nous avons commencé à nous déplacer dans le temps sans hipprone et sans machine, Corson. Il nous faut encore un petit appareil, un aide-mémoire. Mais bientôt, nous n’aurons plus besoin de rien.

— Bientôt ?

— Demain ou dans cent ans. Peu importe. Le temps ne compte plus guère pour qui le maîtrise.

— Beaucoup mourront, d’ici là.

— Vous êtes déjà mort une fois, Corson, non ? Et ça ne vous empêche pas d’accomplir votre fonction.

Corson demeura silencieux. Il se concentrait sur son plan. Les indications succinctes de Cid levaient deux difficultés ; le conditionnement à donner à l’hipprone pour qu’il emmène Antonella et l’autre Corson en Aergistal ; et la définition de la route à emprunter pour gagner la planète-mausolée. Puisqu’il y était allé une fois, il saurait y retourner. Il était évidemment impossible à un homme de connaître la position des milliards de milliards d’astres qui peuplaient cette province de l’univers, sans même tenir compte de leurs déplacements respectifs au cours des ères, mais il pouvait toujours retrouver une route qu’il avait une fois empruntée. De même qu’il n’est pas nécessaire d’avoir lu tous les livres pour savoir en lire quelques-uns.

— Nous aurions pu vous donner un certain entraînement, Corson, dit Cid qui creusait le sable. Mais cela aurait pris longtemps. Et cette ligne de probabilité est assez fragile. Mieux vaut que vous utilisiez l’hipprone. Pour nous, nous nous efforçons de nous en passer.

Il dégagea un récipient de vermeil ciselé.

— Vous devez avoir faim, dit-il.

Corson passa trois décades sur la plage. Des vacances, en somme. Mais il consacra l’essentiel de son temps à la mise au point du plan. Il dessina sur le sable, de mémoire, un schéma détaillé du camp de Veran. Il aurait fort peu de temps pour conduire les deux fugitifs au parc des hipprones et il ne serait pas question de trébucher sur un piquet de tente ou de se perdre dans les dédales des allées. Il choisit aussi les principaux traits des personnalités factices dont il doterait les réanimées. Il ignorait encore comment il les transporterait de la planète-mausolée sur Uria, mais il serait temps d’y penser quand il aurait rempli les phases précédentes du programme.

Le reste du temps, il se baignait, parlait ou jouait avec Antonella, ou encore participait aux activités du conseil. Elles ne semblaient guère astreignantes, à première vue, mais, peu à peu, il prit la mesure des responsabilités qui pesaient sur Cid, Selma et l’autre femme qui se nommait Ana. Il leur arrivait de disparaître pour des périodes de temps allant de quelques heures à plusieurs jours. Plusieurs fois, Corson les vit revenir harassés, incapables de prononcer un mot. Des étrangers surgissaient parfois du néant, demandaient conseil ou apportaient des informations. Pendant de longues heures, presque chaque jour, un des membres au moins du conseil établissait le contact avec Aergistal. C’était le plus souvent le cas des deux femmes. Peut-être étaient-elles plus avancées que Cid dans la voie de la maîtrise du temps ? Ou bien ceux d’Aergistal préféraient-ils avoir des interlocutrices ? Certaines de ces séances paraissaient particulièrement éprouvantes. Il fut éveillé, une fois, par des hurlements. Ana se tordait sur le sable, apparemment en proie à une crise d’épilepsie. Avant qu’il ait eu le temps d’intervenir, Cid et Selma s’étaient allongés des deux côtés de la femme et étaient entrés, à leur tour, en contact. Les plaintes et les soubresauts d’Ana avaient cessé en quelques minutes. Le lendemain, Corson n’avait pas osé poser de questions.

Puisqu’il avait le temps de réfléchir, il se demanda ce qu’avait été l’histoire des six mille ans qu’il avait sautés. Mais les réponses qu’il reçut le satisfirent peu. Six mille ans, c’était une gigantesque tranche de temps, presque impossible à concevoir. Il ne s’était pas écoulé tant d’années entre le moment où l’homme avait quitté pour la première fois sa planète et la naissance de Corson. La science avait dû faire des progrès prodigieux. Un plein dictionnaire de mondes neufs avait dû venir grossir l’empire des hommes. Et les explorateurs n’avaient-ils pas pris contact avec les très vieilles races de la légende, des millions de fois plus avancées que l’homme ? La réponse à la dernière question était apparemment négative. Corson doutait que l’espèce humaine eût résisté au choc. Sans doute des races aussi avancées avaient-elles rejoint le niveau d’Aergistal, où, selon la parole de dieu, « il n’y avait plus de différence ». Si elles intervenaient sur l’évolution de l’humanité ce n’était plus sous la forme naïve de l’agression ou des « échanges pacifiques ». C’était à travers le temps. Ce qui surprenait le plus Corson, c’était le caractère « provincial » des réponses de Cid, de Selma ou d’Ana. Ils connaissaient un peu l’histoire d’Uria et celle de quelques dizaines d’étoiles proches. Mais ils ne savaient rien qui fût cohérent au niveau de la Galaxie entière. Le concept même l’histoire galactique leur était presque entièrement étranger. Corson crut d’abord que c’était parce qu’il s’agissait d’une chose trop vaste pour qu’un cerveau humain pût la maîtriser. Puis il comprit que leur conception même de l’histoire était différente. Ils la percevaient comme une juxtaposition de situations et de crises dont aucune n’était irrémédiable et dont le cheminement obéissait à des lois complexes. Le catalogue de toutes les crises possibles ne présentait pas pour eux plus d’intérêt que celui de toutes les solutions techniques possibles pour un ingénieur du temps de Corson, ou que la liste de toutes les altérations cellulaires dues à un virus pour un médecin, ou qu’une table des éclipses pour un astronome. Il existait des principes qui rendaient compte de la majeure partie des situations concrètes. La rare occurrence d’une situation irréductible aux principes existants conduisait tôt ou tard à la définition d’un nouveau principe ou d’un nouveau système de principes. La seule Histoire qu’ils pouvaient concevoir, à ce que découvrit Corson, était l’Histoire des sciences successives de l’Histoire. Et aucun d’eux n’était spécialisé dans ce domaine. Et la diversité des mondes humains et étrangers présentait – à un instant donné, pour autant que l’expression eût encore un sens – presque toute la gamme des situations concevables. La civilisation galactique était une civilisation d’îles. Chaque île avait son histoire propre, ses règles sociales propres, et les interférences étaient relativement peu nombreuses. Corson comprit que la guerre avait été le principal ciment entre les mondes qui s’étaient baptisés les Puissances Solaires, et entre ceux qui avaient formé l’Empire d’Uria et tous les empires ultérieurs.