Mais la question demeurait, de savoir si Uria était un monde clé pour avoir attiré de la sorte l’attention des dieux d’Aergistal. Pour Cid, la question était dénuée de sens. Ana pensait que les Uriens étaient appelés à tenir un rôle particulier dans l’univers en raison de leur découverte de la maîtrise du temps. Pour Selma, tous les mondes avaient une égale importance et la maîtrise du temps était dévoilée aux espèces suffisamment avancées par les dieux d’Aergistal selon les voies et au moment qu’ils jugeaient adéquats. Corson n’en était pas plus avancé.
Il lui arriva de douter. Il se demandait parfois s’ils avaient toute leur raison, en les regardant vivre autour de lui. Leur confiance en leurs pouvoirs relevait-elle d’autre chose que d’un délire ? Il n’avait guère d’autre preuve de leur capacité de franchir le temps que leurs absences. Ils pouvaient l’abuser, consciemment ou non. Mais ils savaient trop de choses sur lui, sur son passé, sur Aergistal. Et ils s’étaient montrés capables d’intercepter l’hipprone, Corson en était sûr. Ils ne présentaient en temps normal, c’est-à-dire, du point de vue de Corson, pendant leurs moments de loisir, aucun signe d’aliénation. Ils se comportaient comme de simples humains, plutôt mieux équilibrés que la moyenne des gens que Corson avait connus, du temps de la guerre. Cela aussi le surprenait. Des gens appartenant à une société plus vieille que la sienne de six mille ans devaient être différents. Puis il se souvint de Touré, arraché aux temps mythiques de la Terre, au pays d’années où les humains s’affranchissaient à peine des limites de leur planète. Il n’avait pas non plus perçu de différence. Et Touré s’était étonnamment bien adapté à la vie en Aergistal. Aergistal qui serait créé dans un million d’années, ou dans un milliard. Corson se dit que le milliard d’années était plus vraisemblable. Et à ce point de ses réflexions, Corson découvrit que ses alliés étaient différents. Ils étaient profondément unis, alors que la société de Corson ne connaissait que l’individu et le groupe fonctionnel. Un lien particulièrement puissant unissait Cid et Selma, mais sans qu’Ana se trouvât pour autant exclue, au contraire. Ils faisaient allusion, tous les trois, à l’occasion, à des groupes plus vastes. Et ils s’efforçaient de ne pas choquer Corson. La vie sur une plage présentait peut-être des aspects idylliques, mais elle excluait jusqu’à un certain point l’intimité.
Curieusement, Antonella paraissait demeurer à l’écart. Plus encore que Corson, elle jouait le rôle d’une invitée. Les trois autres ne l’excluaient pas de leur groupe et ils entretenaient même avec elle des relations ostensiblement affectueuses, mais elle n’était pas dans le ton. Elle n’avait ni la spontanéité piquante de Selma ni la sensualité un peu nonchalante d’Ana. Elle était, apparemment, une petite jeune fille qui tournait autour de Corson comme une abeille autour d’une tartine de confiture. Elle avait moins de présence que les deux autres femmes mais – Corson devait lui rendre cette justice – elle n’en paraissait pas jalouse. Corson attribuait la distance presque indécelable mais réelle qui la séparait des trois autres à sa moindre expérience de la vie, à sa culture plus restreinte et au fait qu’elle venait d’une autre époque. Il ne lui avait jamais demandé de laquelle – faute de points de repère, une réponse lui serait demeurée inintelligible. Chaque fois qu’il l’avait interrogée sur sa vie antérieure, elle n’avait répondu que par des banalités. Elle semblait n’avoir pas de souvenirs qui valussent d’être mentionnés. Il se demanda un moment pourquoi, dans son avenir, lorsqu’elle le rencontrerait pour la deuxième fois, elle ne lui dirait rien – ou ne lui avait rien dit, de son point de vue à lui – de Cid, de Selma et d’Ana et de cette période tranquille de son existence sur la plage. La réponse était difficile. Elle redouterait peut-être un court-circuit temporel. Ou, plus simplement, elle n’avait eu aucune raison de le faire. Cid, Selma et Ana n’auraient été pour lui, à l’époque, que des noms sans signification.
Alors qu’à présent, ils étaient pour lui de vrais amis. Il ne se souvenait pas avoir éprouvé dans le passé une telle affection pour des êtres humains. Il aimait particulièrement les soirées pendant lesquelles, en buvant du vin, ils échangeaient des idées. Il lui semblait alors que toutes les difficultés étaient surmontées et qu’ils ne remuaient plus ensemble que de vieux souvenirs.
— Vous n’oublierez pas d’envoyer ce message, Selma ?
— C’est comme s’il était parti, disait Selma.
— Et vous le signerez de mon nom, Georges Corson. Ce vieux renard de Veran le connaissait avant même que j’aie eu l’honneur de lui être présenté. Et vous lui direz qu’il trouvera sur Uria des armes, des recrues et des hipprones.
— Corson, à vous voir aussi anxieux, on croirait qu’il s’agit d’une lettre d’amour.
— La dernière fois que je l’ai vu, il se trouvait au bord du grand océan d’Aergistal, là où la mer fait place à l’espace. J’espère que cette adresse suffira. Maintenant que j’y pense, il avait l’air en difficulté. Je crois qu’il fuyait.
— Nous lui enverrons le message : Poste restante, Aergistal.
Il avait expliqué une fois à Selma le système militaire des secteurs postaux qui était en usage de son temps, et les dépôts de poste restante qui attendaient les escadres un an, deux ans, dix ans et quelquefois le reste de l’éternité. C’étaient des nefs automatiques qui se dirigeaient d’elles-mêmes vers un point déterminé à l’avance. Elles y demeuraient le temps nécessaire à la levée. Elle avait trouvé l’idée à la fois absurde et comique. Il s’était presque mis en colère. Puis il s’était dit qu’attendre des nouvelles devait représenter pour elle un concept tout à fait insolite. Elle recevait chaque jour des messages expédiés d’une époque où elle n’existerait plus depuis longtemps.
Puis il se tournait vers Cid :
— Êtes-vous sûr que la désorganisation jetée dans le camp de Veran suffira ? Êtes-vous sûr que les citoyens d’Uria pourront contrôler les soldats et les hipprones ?
— Sûr et certain, disait Cid. Aucun de ces soldats n’a l’étoffe d’un capitaine, Veran mis à part. Dès qu’il sera neutralisé, ils n’opposeront pas grande résistance.