— Collectivement, peut-être. Individuellement, j’en doute. Ils ont l’habitude de se battre dans les pires conditions.
— Ils n’auront pas l’esprit à ça, avec ce que vous leur aurez fourré dans les bras. Et ne sous-estimez pas les citoyens d’Uria. Ce ne sont peut-être pas des vétérans, mais je ne suis pas sûr, même sans votre plan, que Veran l’ait emporté. Il y aurait un nombre effroyable de morts, ce que nous voulons éviter, mais Veran plierait sans doute les genoux. De toute façon, c’est notre affaire.
L’idée de cet affrontement emplissait Corson d’appréhension. Il savait que les hommes de Veran seraient désorientés par la disparition probable de la stricte discipline de combat à laquelle ils étaient accoutumés. Mais ils détenaient des armes redoutables et savaient s’en servir.
— J’aimerais bien être là, concluait Corson.
— Non. Vous aurez d’autres tâches. Vous pourriez être blessé ou même tué. Cela introduirait un grave bouleversement.
Cid avait insisté, dès le début, pour qu’il se tînt à l’écart du probable champ de bataille. Corson avait accepté, sans comprendre. Il ne parvenait pas à se faire à l’idée que cette bataille avait déjà eu lieu et qu’en un sens, elle avait déjà été gagnée.
Un soir, Cid ne développa pas son argumentation habituelle. Il dit simplement :
— J’espère que vous avez achevé vos préparatifs, mon ami. Le temps s’use. Il faudrait que vous partiez demain.
Corson hocha la tête, pensif.
Ce soir-là, il emmena Antonella à un bout de la plage. Elle se montra passive. Corson avait conservé un autre souvenir d’elle. Elle n’était ni effrayée ni passionnée, mais seulement docile, alors que sur la même plage, trois cents ans plus tôt, elle avait fait preuve de fougue. Il était sûr d’une chose : elle n’était pas vierge. Cela lui était indifférent. Mais il se demanda combien elle rencontrerait d’hommes avant qu’il la retrouve. Puis il s’endormit, la serrant contre lui.
Le lendemain matin, il harnacha l’hipprone. Il avait rarement trouvé le temps de s’en occuper, mais la bête n’en demandait pas tant. Il avait bien pensé tester la possibilité d’entrer en contact avec Aergistal, mais il n’avait jamais mis le projet à exécution. Il n’interrogerait Aergistal que s’il y était contraint. Un malaise le gagnait, au souvenir de la voix cristalline qu’il avait entendue sous les arceaux pourpres.
Cid était seul sur la plage. Il se dirigea vers Corson au moment où celui-ci, s’apprêtait à monter en selle.
— Bonne chance, l’ami, dit-il.
Corson hésita. Il n’entrait pas dans ses intentions de faire un discours, mais il ne voulait pas partir sans un mot. Lorsqu’il s’était éveillé, Antonella n’était plus là. Elle avait voulu, peut-être, lui épargner une scène d’adieux.
— Merci, dit-il.
Cela lui parut très insuffisant.
— Puissiez-vous vivre ici jusqu’à la fin de l’éternité.
Il humecta ses lèvres sèches. Tant de choses restaient à dire, tant de questions à poser. Le temps s’usait. Il choisit une question.
— Le soir de mon arrivée, vous avez dit que vous aviez besoin de méditer. Est-ce seulement pour administrer les siècles ?
— Non, dit Cid. Ce n’est pas le plus important. Nous nous préparons à maîtriser le temps. Ceci… (il enveloppa la plage et l’océan et le ciel d’un geste large) est un laboratoire.
— Pour voyager vers l’avenir ?
— Pas seulement, dit Cid. Le voyage dans le temps n’est qu’un aspect mineur de la question. Nous essayons de nous habituer à l’idée de vivre autrement. Nous appelions ça l’hypervie. C’est… comment dire ?… c’est vivre à la fois plusieurs possibles, peut-être tous les possibles. C’est exister simultanément sur plusieurs lignes de probabilité. Être plusieurs à la fois tout en restant unique. Multidimensionnel. Et pensez à ce que cela devient quand chaque être introduit ses propres modifications dans l’histoire. Elles se combinent avec celles des autres, elles forment des interférences, les unes favorables, les autres pénibles. Aucun être humain ne peut arriver seul et sain d’esprit à l’hypervie, Corson ! Chacun est le possible d’un autre. Et vous devez rudement bien connaître quelqu’un pour vous risquer à influencer son destin et le vôtre. C’est à cela que nous nous préparons, Selma, Ana et moi. Il nous reste un long chemin à faire… un long chemin.
— Vous deviendrez comme ceux d’Aergistal, dit Corson.
Cid secoua la tête.
— Ils seront différents, Corson, vraiment transformés, ils seront transformés par une évolution – non, le terme est faux – qu’aucun de nos concepts ne permet d’approcher. Ils ne seront plus des humains, ni des oiseaux, ni des sauriens, ni aucun membre descendant d’une espèce que vous pouvez rêver. Ils seront tout cela à la fois, ou plutôt, ils auront été tout cela. Nous ne savons rien d’Aergistal, Corson. Ce que nous en savons, c’est ce que nous pouvons voir. Non pas ce qu’on nous laisse voir, mais ce que nous sommes capables de voir. Presque rien. Nous habillons Aergistal de nos couleurs. Nous nous voyons nous-mêmes, là-bas, Corson. Eux domineront quelque chose qui nous fait peur.
— La mort ? dit Corson.
— Oh non, dit Cid. La mort n’effraye pas ceux qui ont entrevu l’hypervie. Mourir une fois n’est pas grave quand il vous reste une infinité d’autres existences parallèles. Mais il y a une chose que nous appelons l’hypermort. Cela consiste à être relégué dans le virtuel, à être éliminé de toutes les lignes de probabilité par un bouleversement. Il faut contrôler toutes les créodes de l’univers pour être sûr d’y échapper. Il faut confondre ses propres possibles avec ceux du continuum tout entier. Ceux d’Aergistal y parviendront.
— Oh, dit Corson, c’est pour cela qu’ils ont peur de l’Extérieur, qu’ils ont ceint leur domaine d’une muraille de guerres.
— Peut-être, dit Cid. Je ne suis jamais allé là-bas. Mais il ne faut pas que mes paroles vous troublent. Revenez ici quand vous aurez fini.
— Je reviendrai, dit Corson. J’espère bien vous revoir.
Cid eut un sourire ambigu.
— N’espérez pas trop, ami Corson. Mais revenez ici le plus tôt possible. Vous avez votre place dans le conseil d’Uria. Bonne chance.
— Adieu, cria Corson.
Et il enleva son hipprone.
36
Il fit un premier saut pour se procurer deux combinaisons spatiales. Mieux valait effectuer l’évasion en deux temps. Il choisit d’intervenir une minute avant l’heure de l’évasion. Cela lui permettrait de tâter les défenses et de semer la confusion nécessaire à la seconde phase. Il n’eut pas grand mal à se glisser dans une des tentes de l’intendance, mais, comme il s’y attendait, la nuit ne relâchait pas la vigilance dans le camp de Veran. Il eut à peine le temps de s’emparer de deux étuis et de regagner sa monture que l’alerte était donnée dans les allées du camp. La tente qu’il venait de piller se trouvait dans un secteur presque opposé à celui où se trouvaient enfermés Antonella et l’autre Corson. Le premier mouvement des gardes serait de converger vers le lieu du vol. Ils n’auraient pas le temps de refluer.
Il fit un saut de quelques jours dans le passé, choisit un endroit désert et examina les combinaisons. Satisfait, il décida de passer à la seconde phase. Il se synchronisa au moment choisi et posa son hipprone dans l’enclos réservé aux montures. Dans le tumulte, personne ne prit garde à lui. Sa tenue était réglementaire et il pouvait revenir d’une patrouille. Il déclencha aussitôt l’inhibiteur de lumière et se mit à courir dans les allées du camp aussi vite que le lui permettait l’image brouillée des alentours que découvrait son projecteur à ultrasons. Il avait estimé qu’il faudrait dix secondes au moins pour que les plus astucieux des gardes aient l’idée d’en faire autant. Ils n’en seraient pas beaucoup plus avancés, car ils ignoraient d’où venait l’attaque ; la portée des projecteurs était réduite et les différents faisceaux créeraient des interférences qui brouilleraient les images. Les officiers perdraient probablement une minute à convaincre leurs hommes d’éteindre les projecteurs inutiles. C’était assez pourvu qu’Antonella, avertie par sa prescience, parvînt à persuader Corson de la nécessité de se montrer coopératif. Et il savait qu’elle y était parvenue.