Tout se passa comme il l’avait prévu. Il avait pris soin d’obscurcir son masque afin que l’autre Corson ne pût le reconnaître. Il ne s’exprima que par signes. Ce n’était pas le moment d’introduire dans l’esprit de l’autre Corson un facteur supplémentaire de confusion.
Ils filaient dans l’espace, maintenant, puis ils sautèrent dans le temps. Corson fit faire à sa monture quelques embardées spatio-temporelles pour dérouter leurs poursuivants. L’autre hipprone suivait comme un ange. Les soldats de Veran ne connaissaient pas leur destination et ils pouvaient errer indéfiniment dans le continuum sans trouver la planète-mausolée. Au surplus, Veran mettrait fin à la poursuite aussitôt qu’une patrouille lui aurait appris que Corson allait revenir.
La planète-mausolée. Je me demande, se dit Corson, quand je l’ai découverte pour la première fois.
Il s’était montré le chemin à lui-même. Il semblait qu’il eût pratiqué là une brèche dans la loi de l’information non régressive. L’information paraissait tourner en rond. Il y a un commencement à tout. Peut-être n’était-ce qu’une illusion ? Peut-être découvrirait-il, beaucoup plus tard, pour la première fois, la planète-mausolée, et s’arrangerait-il pour faire entrer l’information dans le cercle ? Peut-être une voie profonde, échappant à sa conscience du moment, reliait-elle tous les possibles de Corson ? Il renonça à résoudre l’énigme sur le moment. Il ne détenait pas les éléments de sa solution.
Il abandonna l’hipprone qui portait Antonella et l’autre Corson, après lui avoir donné des instructions, au-dessus du point adéquat de la planète. Il effectua lui-même un nouveau saut dans le temps, vers l’avenir. Il ne décela aucune trace de son précédent passage. C’était bon signe. Il avait craint, un moment, de se retrouver en face de lui-même ou de tomber sur deux squelettes blanchis.
Il descendit de son hipprone et pénétra, non sans appréhension, dans le hangar funèbre. Rien n’avait changé. Il se mit au travail, posément. Le temps ne lui était plus compté.
Cid avait vu juste. Le matériel nécessaire aux réanimations et à l’implantation de personnalités factices se trouvait dans une annexe souterraine de la grande salle. Mais il n’en découvrit l’entrée qu’en sondant les fondations du bâtiment avec l’aide de l’hipprone. Les opérations étaient plus simples qu’il ne l’avait craint. Des appareils automatiques les assuraient en grande partie. Les seigneurs de la guerre qui avaient rassemblé cette collection gigantesque aimaient aller vite en besogne. Ils comprenaient sans doute encore moins que Corson les principes sous-jacents à la réanimation des corps.
Ses mains tremblaient tout de même quand il procéda à la première tentative. Il avait mis au point une personnalité factice destinée à durer cinq secondes. La femme battit des paupières, ouvrit les yeux, émit un son et retourna à l’immobilité.
Le résultat du premier essai sérieux fut très déplaisant. Une immense femme blonde, sculpturale, qui avait presque une tête de plus que lui, s’arracha à sa couche, poussa un cri inarticulé, se jeta sur lui et le serra dans ses bras à l’étouffer. Il dut l’étourdir. Ébranlé, il conclut : Trop de folliculine.
Il décida, pour se remettre, d’aller déposer au bon moment le sac de vivres et la plaquette devant la porte du mausolée. La petite plaque de métal paraissait maintenant totalement vierge. Quelques expériences convainquirent Corson que les cristaux qui la formaient étaient sensibles aux translations temporelles. Déformés, ils avaient tendance à reprendre leur configuration première sous l’effet d’un saut dans le temps. Le problème était donc d’imprimer assez profondément la partie centrale du message pour qu’elle résistât à plusieurs voyages. Il fit quelques calculs et entreprit d’inscrire le message. Il se demanda ce qui arriverait s’il y changeait un mot. Probablement rien. Le seuil de bouleversement ne serait pas atteint. Mais il choisit de ne pas modifier le message qui demeurait gravé dans sa mémoire. L’enjeu était trop gros.
Restait le problème du conditionnement de l’hipprone qui emmènerait Antonella et l’autre Corson en Aergistal. Il décida de procéder à une substitution. Il entreprit un échange d’informations aussi complet que possible avec sa bête. Il s’assura qu’elle conduirait ses passagers non seulement aux champs de bataille d’Aergistal, mais encore en ce point précis où il s’était lui-même trouvé déposé. Au-delà, le contrôle de l’hipprone lui échappait. Mais il supposait que placée dans les mêmes conditions, la bête réagirait spontanément de la même manière. La probabilité d’un glissement était faible. Et il pouvait bien faire confiance à ceux d’Aergistal pour régler un détail de ce genre. Il conditionna l’hipprone à réagir au seul nom d’Aergistal, prononcé d’une voix forte.
Il reçut en échange une multitude d’informations sur les mœurs, les souvenirs et les motivations de l’hipprone. La mémoire raciale de l’animal, quoique affaiblie par la captivité, était suffisante pour que Corson parvînt à se faire une idée de son monde d’origine. Il découvrit à sa grande surprise que l’hipprone qu’il avait appris à redouter, au moins dans sa variété sauvage, était à peu près aussi peureux qu’un lapin. L’image qu’il conservait des premiers maîtres de son espèce, sans doute disparus depuis longtemps, n’était guère claire, mais il était évident qu’il les adorait et les craignait à la fois.
La substitution s’opéra sans difficulté. Corson prit la peine d’échanger les harnachements. Il ne voulait pas que l’attention de l’autre Corson soit éveillée par une éraflure inattendue des brides. Il disposa le sac de rations bien en évidence devant la porte, à côté de la route.
Puis il regagna l’époque à laquelle il avait entrepris d’animer les trophées des seigneurs de la guerre. Il ignorait ce qui se passerait s’il faisait une erreur de quelques heures et s’il se retrouvait en face de lui-même. Mais l’instinct de l’hipprone lui ôtait tout souci de ce côté. L’animal refusait d’emprunter à travers le continuum les voies exactes qu’il avait déjà suivies. Il devait percevoir sa propre présence au travers, d’un écran de quelques secondes et faisait un écart. Il obéissait aveuglément, en un sens, à la loi de l’information non régressive. Corson préféra ne pas forcer sa nature.
Il se remit à la préparation des recrues de Veran. Il travaillait frénétiquement, soucieux d’en finir. Il redoutait aussi d’être surpris par les seigneurs de la guerre et d’avoir des comptes à rendre. Mais les quelques patrouilles qu’il effectua dans l’avenir et dans le passé proche le rassurèrent partiellement.
Il créa trois types principaux de personnalités factices. Une trop grande uniformité des comportements des femmes risquait en effet de révéler trop tôt la supercherie. Dans le même esprit, il procéda à un échantillonnage, évitant d’utiliser des types somatiques trop voisins. À la suite de sa première expérience, il avait résolu de doter les réanimées de personnalités sexuellement neutres. Mais devant le résultat et malgré sa répugnance, il introduisit dans les matrices quelques traits féminins. Une autre question qui le préoccupait était celle de la stabilité des personnalités factices. Une durée de vie trop brève des matrices pourrait compromettre le plan. Mais il lui déplaisait de conférer aux demi-mortes une existence fictive trop longue. Quoiqu’il ne les considérât que comme des machines, il ressentait une nausée à l’idée des traitements que pourraient leur infliger les hommes de Veran. Il finit par doter les matrices d’une durée probable de stabilité de l’ordre de quarante-huit heures, avec une marge d’incertitude d’environ dix pour cent. Au bout de ce laps de temps, les recrues de Veran perdraient leur ultime apparence de vie et, en l’absence de tout équipement adéquat, mourraient irrémédiablement. Si la situation devait se dénouer comme il l’espérait, ce serait en quelques heures, voire en quelques minutes. Sinon, le plan échouerait. Veran aurait le temps de reprendre ses hommes en main, fût-ce en détruisant impitoyablement ses nouvelles recrues.