À ce stade, Corson se demanda combien de corps il animerait. Un effectif trop limité risquait d’introduire des conflits entre les soldats qui s’en remettraient probablement à l’arbitrage de leur chef. Une invasion trop massive, outre qu’elle poserait des problèmes de transport que Corson n’avait pas encore résolus, susciterait la méfiance de la petite armée de Veran. Corson évaluait son importance à six cents hommes environ. Il décida de réanimer deux mille femmes. Il n’y serait pas parvenu seul dans un laps de temps raisonnable. Sans enthousiasme, il dota une vingtaine de corps de personnalités factices qui leur permirent de l’assister. C’étaient des instruments dociles, précis, infatigables. Il eut beaucoup de mal, au bout d’un moment, à s’empêcher de les rudoyer. Leur mutisme et leur éternel sourire lui portaient sur les nerfs. Il avait pourtant, se dit-il, virtuellement à sa disposition, la population d’esclaves, la troupe d’amazones, le harem, les plus vastes et les plus dévoués que le plus grand industriel, le plus puissant capitaine et le sultan le plus sensuel aient jamais pu rêver. Mais ce n’était pas son genre.
Lorsqu’il fut certain qu’il pourrait animer les deux mille recrues en quelques heures, il s’inquiéta de les vêtir et de les transporter. Le mausolée ne contenait aucun vêtement. On n’habille pas les papillons, se dit Corson avec amertume. Il fit plusieurs incursions dans un système planétaire voisin et finit par dénicher, en explorant le temps, un entrepôt d’effets militaires qu’il pilla sans vergogne. Il espéra que cette soustraction ne déclencherait pas un bouleversement majeur dans l’histoire de cette planète. Mais il savait d’expérience que, malgré les systèmes automatiques de comptabilité, des stocks importants disparaissent parfois des intendances de toutes les armées de l’univers sans soulever de bien profonds remous. Un fonctionnaire passerait quelques nuits blanches à inventer une histoire plus ou moins vraisemblable pour justifier le désordre de ses comptes. Dans le pire des cas, il serait limogé. Ce ne sont pas ces gens qui font l’histoire.
Le transport était une autre affaire. Il faillit alerter Aergistal. Mais il repoussa cette solution extrême. L’idée d’avoir à demander conseil aux dieux d’Aergistal lui paraissait insupportable. Il avait conservé un souvenir trop net du mépris implicite de la Voix. Il voulait bien être un pion, mais, par les sept niveaux de l’enfer, il n’accepterait pas de devenir un robot ! C’était peut-être un point de vue infantile, mais c’était le sien. Il finit par inventer une solution qui, pour manquer d’élégance, n’en était pas moins concrète. Avec l’aide de ses assistantes, il démonta quelques structures internes du mausolée et se procura de la sorte de grandes plaques de métal avec lesquelles il entreprit de construire une cabine relativement étanche. Après tout, il avait voyagé entre Aergistal et Uria dans une espèce de cercueil. Un hipprone pouvait emmener dans l’espace et à travers le temps une charge considérable pourvu que l’étape ne fût pas trop longue. Veran transportait ainsi son matériel. Quelques essais convainquirent Corson qu’il pourrait transporter de la sorte deux cents femmes à la fois.
Lorsqu’il donna le signal du départ, il se trouvait sur la planète-mausolée depuis un peu plus de deux semaines. Il avait épuisé ses vivres depuis longtemps, mais il s’était abondamment approvisionné dans les entrepôts de la planète proche. Il nourrissait ses assistantes, faute de mieux, avec du sérum et du glucose prélevés sur les conduites qui alimentaient les demi-mortes. Il se sentait à bout de forces. Il aurait pu prendre le temps de se reposer mais il n’avait pas envie de demeurer une seconde de trop sur ce monde lugubre.
Il surveilla attentivement la réanimation du premier contingent et l’implantation des personnalités factices. Un sourire las apparut sur son visage quand il vit les deux cents femmes abandonner leurs couches en déchirant le brouillard antiseptique qui leur avait servi de linceul, rejoindre une à une l’allée centrale et se former en cortège. Puis la nausée le saisit et le retourna comme un gant.
Une des assistantes, étonnée, se tourna vers lui. Il fit un signe d’impuissance.
— Non, dit-il, non. Ce n’est rien.
Comme s’il s’était adressé à un être humain.
Mais il ne put rien déchiffrer dans les yeux violets, splendides braqués sur lui, ni compréhension ni pitié, deux pierres douces, et, au lieu de l’étonnement, un réflexe. Elles pouvaient entendre, elles obéissaient à sa voix, elles disposaient même d’un vocabulaire limité qu’il avait choisi soigneusement et inclus dans les matrices, mais elles ne pouvaient pas l’écouter. Elles n’existaient pas. Chaque fois qu’il était tenté d’oublier leur nature, leurs yeux la lui rappelaient, et dans l’ombre leurs mouvements trop mesurés. Elles n’étaient que des facettes hybrides et grossières de son propre esprit. Au-delà de ces yeux, il n’y avait personne qu’il put rencontrer.
La porte du hangar ne se trompa pas. Elle ne s’ouvrit pas devant le cortège. Il dut demeurer sur le seuil, tout le temps qu’elle défilèrent, et elles ramassèrent avec des mouvements d’herbes les tenues qu’il avait jetées, en tas, sur le gazon, et elles les revêtirent. Et à sa voix, elles rabattirent les capuches sur leurs têtes et elles pénétrèrent dans la grossière cabine qu’il avait façonnée et à sa voix encore elles sombrèrent dans une transe hypnotique tandis qu’il assujettissait la porte de la cabine et qu’il plaçait l’hipprone et qu’il fixait les brides et qu’il montait en selle et qu’il plongeait, chargé de fantômes, à travers le temps.
Il déposa sa cargaison sur Uria, près du camp de Veran, dans un endroit abrité, peu de temps après qu’il l’eut quitté pour entreprendre son ambassade dans l’avenir. Il ne resterait absent que quelques secondes, bien que le retour, la réanimation du deuxième contingent et le second voyage dussent lui prendre plusieurs heures. Il fit dix passages qui s’étalèrent sur des jours entiers de son temps personnel. Le troisième jour, il s’effondra en pleurant et dormit. Le cinquième jour, l’hipprone donna des signes d’épuisement, et Corson dut attendre, l’esprit vide et sec, que la bête ait soufflé. Au moment de quitter pour la dernière fois la planète-mausolée, il congédia ses assistantes. Il prononça un mot. Elles s’affaissèrent, souriant encore.
Il éveilla toutes les recrues et les mit en marche, sur une longue colonne. Il les fit approcher du camp et les disposa, bien en évidence, à bonne distance de la ceinture de protection. Il héla une sentinelle. Un instant plus tard, Veran se montra.
— Vous avez l’air fatigué, Corson, dit-il. Qu’est-ce que vous nous amenez là ?
— Des recrues, dit Corson.
Veran fit un signe. Des artilleurs mirent en joue les formes voilées qui dessinaient un arc de cercle. D’autres orientèrent des détecteurs.