— Pas de piège, j’espère, Corson. Quoique votre bijou…
— Personne n’est armé, dit prudemment Corson. Sauf moi…
— Pas d’armes, confirma un technicien.
— Bien, dit Veran. Vous avez su les convaincre, dans l’avenir. J’aime l’efficacité, Corson. Peut-être même ont-ils senti l’ambition leur venir. Faites avancer le premier rang. Et dites-leur de lever ces capuches que je voie un peu la tête de ces drôles.
Tout le camp s’était massé derrière lui, à l’exception des piquets de garde. Corson remarqua avec satisfaction que les hommes semblaient moins tendus, moins rigidement organisés que lorsqu’il les avait vus pour la première fois. Quelques semaines de repos sur Uria avaient fait leur œuvre. Ce n’était pas que la discipline se fût relâchée, mais des détails presque imperceptibles permettaient à l’œil exercé de Corson de déceler un changement d’atmosphère. Un soldat avait glissé ses deux pouces dans les poches de son pantalon. Un autre tétait placidement un petit tube de métal. Corson s’efforça de repérer à leur collier les membres de la garde personnelle de Veran. Il en compta un peu moins d’une douzaine.
Il prononça un seul mot. Sans signification. Le premier rang avança. Veran fit un signe. La ceinture de sécurité s’éteignit. Deux soldats enroulèrent une partie du fil. Veran avait apparemment abdiqué toute méfiance. Mais Corson connaissait l’esprit retors du chef de guerre. Il ne laisserait entrer personne dans le camp avant d’être rassuré. Et il avait l’intention de se rendre compte lui-même.
Le premier rang avançait, et le second suivait, avec un temps de retard. Et le troisième, et le quatrième, souples vagues d’étoffes bruissantes. Corson hurla un ordre. Il était sûr que personne dans le camp de Veran n’avait deviné la véritable nature des recrues. Elles étaient grandes et les tenues militaires, amples, cachaient leurs formes. À sa voix, en un seul mouvement, le premier rang rejeta la tête en arrière, et les capuches glissèrent.
On n’entendait plus rien, maintenant, ni bruit de pas ni froissement d’étoffe, seulement, très loin, le sifflement, le grognement d’un hipprone qui rêvait.
Dans le camp, quelqu’un étouffa un éternuement. Ou un rire. Puis quelqu’un se mit à crier :
— Des femmes ! rien que des femmes !
— Il y en a deux mille, dit posément Corson. Elles sont fortes et dociles.
Veran ne broncha pas. Il ne tourna pas la tête d’une fraction de degré. Seuls ses yeux bougeaient. Il étudiait les visages des femmes. Puis son regard se porta sur Corson.
— Fortes et dociles, dit une voix en écho.
On avait commencé à remuer, du côté du camp. Les bustes se penchaient en avant. Les cous se haussaient. Les yeux paraissaient décidés à s’exorbiter.
— Bien, dit Veran sans élever la voix. Maintenant, remmenez-les.
Un soldat sans armes, qui n’était pas de service, sauta la ceinture qui n’avait pas été roulée de son côté et se mit à courir vers les femmes. Un des gardes personnels de Veran le mit en joue. Mais Veran abaissa l’arme. Corson comprit et admira. Veran avait peur mais ne le montrait pas. Il espérait qu’il y avait un piège, que le soldat tomberait dans le piège et que cela servirait de leçon aux autres.
Mais il n’y avait pas de piège, du moins pas celui qu’il espérait. Lorsque le soldat eut franchi la moitié de la distance qui le séparait des femmes, Corson prononça un mot clé, d’une voix intelligible mais basse. Il ne tenait pas à ce que ceux du camp interprètent son ordre comme un signal d’attaque.
Le premier rang dégrafa sa tenue et fit un demi-pas en avant. Les tenues glissèrent sur le sol. Les femmes ne portaient rien d’autre. Elles se dressaient sur les hautes herbes foulées, nimbées par le soleil. Leurs cheveux couvraient leurs épaules et quelquefois leurs seins. Elles bougeaient à peine, respirant lentement, profondément, et leurs mains étaient vides et ouvertes, la paume tournée vers l’avant.
Il y eut comme un rugissement dans le camp de Veran, ni un cri ni un appel, mais un grognement sourd et gigantesque, un bruit de soufflet de forge, le halètement de centaines de poumons se vidant.
Vingt soldats se ruèrent. D’autres posèrent leurs armes et les poursuivirent, incertains de leur conduite, ne sachant s’ils couraient derrière les premiers pour les ramener ou s’ils craignaient d’arriver les derniers. Un des gardes de Veran voulut ouvrir le feu, mais son voisin le bouscula. Des soldats prirent la précaution de briser les batteries avant de se précipiter, à leur tour, vers les femmes.
Les premiers arrivés, indécis, allaient de l’une à l’autre, n’osant pas les toucher. L’un d’eux, finalement, prit une splendide blonde par la main. Elle lui sourit et le suivit.
Corson avait pensé dire quelques mots, prendre le risque de s’adresser aux soldats par-dessus la tête de Veran. Mais ce n’était plus nécessaire. Le camp était en train de se vider. Veran se battait. Des corps tombaient. Quelqu’un essayait de rétablir la ceinture de protection, non sans difficulté, car elle clignotait. Veran essayait encore, visiblement, d’éviter une trop lourde effusion de sang. Il ne désespérait pas de reprendre ses hommes en main. Mais il n’avait plus autour de lui que ses gardes personnels. Encore plusieurs, démoralisés, se battaient mollement.
Veran dut renoncer car Corson le vit lever la main. Les tirs s’espacèrent. Puis ce fut la nuit.
Elle engloutit le camp, les femmes, les soldats. Indécis, Corson recula de quelques pas. Puis il s’aplatit sur le sol. Veran avait abattu sa meilleure carte, l’inhibiteur de lumière. Il déchaînerait peut-être ses batteries, à l’aveuglette, sur les alentours du camp. Corson essaya, tout à la fois, de s’enfoncer dans la terre et de reculer en rampant. Il perçut, dans le tumulte que feutrait la nuit, un bruit de pas. Il roula sur lui-même, se mit en boule, se détendit comme un ressort, se redressa, vacillant, cherchant la verticale, les mains ouvertes, battant l’air épais. Une poigne l’accrocha, le faisant tournoyer. Un bras lui releva le menton, lui écrasant la gorge. Il entendit Veran, haletant, lui dire à l’oreille :
— Vous m’avez eu, Corson. Vous êtes fort. Plus que je ne pensais. Je pourrais vous tuer. Je n’aime pas le gâchis. Je vous laisse la clé… la clé du collier. Pensez aux autres.
Quelque chose tomba aux pieds de Corson. L’étreinte se relâcha. Le crâne de Corson parut s’enfler démesurément. Corson tomba à quatre pattes, dans le noir, luttant pour reprendre son souffle. Quelque part, dans la nuit, derrière lui, Veran courait vers la forêt, vers l’hipprone qu’il n’avait pas pris la peine de cacher. Corson l’entendit crier d’une voix tonitruante et dérisoire que la nuit accablait : « Je me referai, Corson. Vous verrez, je me referai ! »
Chuintement agressif d’un rayon thermique ramené aux proportions d’un bourdonnement de guêpe par la nuit. Corson rentra la tête. Il attendit. Il ferma les yeux. Une odeur de fumée, de feu de bois, de grillade, monta à ses narines. Sous ses paupières closes, l’univers s’embrasa.
Il ouvrit les yeux. Il faisait jour. Encore accroupi, il regarda autour de lui. Plus d’une centaine de femmes avaient été tuées. Et une vingtaine de soldats. Une douzaine d’autres ne valaient guère mieux. Une partie du camp flambait.
Il se redressa et se retourna. Dans la direction de la forêt, il vit ce qui restait de Veran. L’hipprone avait disparu. Veran avait joué sa dernière carte et il avait perdu. Il avait réussi à être tué de deux manières différentes. Le rayon thermique, peut-être dirigé contre lui, l’avait touché au moment où il atteignait l’hipprone. Une fraction de seconde plus tôt, celui-ci, averti du danger, avait fait un écart dans le temps, sans prendre garde à son environnement. Il avait emmené avec lui la moitié de Veran. Et l’inhibiteur de lumière.