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Quelque part dans l’univers, se dit Corson, un hipprone irradiait de la nuit et du silence, et il se débattrait dans une obscurité insondable, au fond d’un puits où nulle énergie ne pourrait l’atteindre, jusqu’à ce que les batteries de l’inhibiteur s’épuisent ou jusqu’à ce qu’il perde l’appareil dans l’un de ses bonds terrifiés. Mais pourquoi Veran avait-il choisi cet hipprone ? se demanda Corson. Le camp en regorgeait. Puis il comprit. La curiosité avait poussé Veran. Il savait accéder à la mémoire de l’hipprone et il avait voulu savoir par qui et comment il avait été battu.

Corson marcha sur quelque chose. Il se baissa et ramassa une petite lame plate de métal noirci, qui présentait une encoche carrée à une extrémité. Il la porta à son cou, engagea le collier dans l’encoche. Sans résultat. Il fit lentement tourner le collier. Ses mains tremblaient, il faillit s’interrompre. Dans son ventre, un bloc de glace venait d’exploser. De la sueur pénétra dans ses yeux. Les capillaires de sa combinaison renoncèrent à assécher son dos et ses aisselles. Il eut soif, brusquement.

Quand il eut effectué un tour complet du collier, celui-ci s’ouvrit, tomba en deux parties. Il les rattrapa, les tint un moment dans sa main, les regarda – les bords en étaient lisses comme s’ils n’avaient été, tout ce temps, que juxtaposés – et, dans un geste futile, il les lança loin de lui.

Le sens du geste de Veran lui échappait. Avait-il espéré se sauver si loin que Corson ne constituerait plus jamais pour lui une menace ? Avait-il ressenti à l’endroit de Corson une certaine solidarité ? Une idée germa dans l’esprit de Corson. Veran avait cherché à s’emparer de l’hipprone pour rejoindre Aergistal. Là était sa vraie place. Et si Aergistal était l’enfer, il avait réussi.

Corson se dirigea vers le camp, où il espérait trouver un hipprone. Les combats avaient cessé. Dans quelques heures au plus, les citoyens d’Uria prendraient les choses en main. Ils ne rencontreraient guère de résistance. Les mourants avaient été achevés. Quelques blessés légers tentaient de se panser. Des armes gisaient, çà et là. Mais ce que Corson avait redouté ne se produisait pas : les soldats ne maltraitaient pas les femmes. Certains se promenaient, assez timidement, escortés de trois ou quatre beautés. D’autres, assis dans l’herbe, essayaient de bavarder. Ils semblaient étonnés, presque effrayés du peu de résistance qu’ils rencontraient. Ils étaient peut-être déçus. Ils le seraient encore bien davantage, se dit Corson, quarante-huit heures plus tard.

Il avisa un soldat prostré, assis, la tête dans les mains, sur un affût, qui portait le collier. Il toucha l’épaule du soldat.

— La clé, dit-il. La clé du collier.

L’homme leva la tête. Corson lut dans son regard une immense stupeur, de l’incompréhension, une soudaine inquiétude. Il répéta :

— La clé du collier.

Il se baissa et ouvrit le collier. Il en tendit les deux fragments au soldat, qui eut un sourire las.

— Prenez la clé, dit Corson. D’autres portent un collier. Occupez-vous-en.

Le soldat acquiesça d’un mouvement de la tête. Mais son visage demeura buté. Le collier était tombé à ses pieds. Mais aucune clé ne pouvait le débarrasser du souvenir de Veran, du fantôme d’un chef mort.

Corson se choisit un hipprone sans rencontrer d’opposition. Il se harnacha avec un soin extrême, excessif. Il avait rempli sa fonction, bouclé la boucle. Il lui restait un bond à réussir jusqu’à la plage où, peut-être, Antonella l’attendait.

Et le conseil d’Uria. Cid, Selma et Ana. Ses amis.

37

Sur la plage, une femme, seule, couchée sur le ventre, nue, blonde. Elle dormait, ou bien elle assurait un contact. Sur le sable, pas d’autres traces de pas que les siens. Corson s’assit près d’elle et attendit son éveil. Il avait le temps. Il avait devant lui le fragment d’éternité qui supportait Aergistal.

Il se détendit. Il avait atteint le bout de la route. Il pouvait contempler la mer et laisser couler le sable entre ses doigts. Plus tard, il apprendrait, lui aussi, à maîtriser le temps. Il se dit qu’il disposait déjà d’une certaine expérience pratique.

La femme bougea. Elle s’étira, passa sur le dos, s’assit et se frotta les yeux. Corson la reconnut.

— Floria Van Nelle, dit-il.

Elle hocha la tête et sourit. Mais son sourire était contraint, presque triste.

— Où sont-ils ? demanda Corson (et comme la femme ne paraissait pas comprendre, il ajouta :) Cid, Selma et Ana. Je dois faire mon rapport au conseil d’Uria pour ce millénaire.

— Il y a eu un glissement, dit doucement Floria. Grâce à vous, il a été de faible importance. Mais dans cette ligne de probabilité, ils n’existent pas.

— Ils sont morts, dit Corson.

— Ils n’ont jamais existé.

— Je me suis trompé, dit Corson. Je me suis trompé d’endroit, ou d’époque, peut-être d’univers.

— Vous les avez effacés. Ils occupaient une parenthèse dans l’histoire. Votre intervention l’a supprimée.

Corson se sentit pâlir. Il serra convulsivement les poings.

— C’étaient mes amis et je les ai tués.

Floria secoua la tête.

— Non, dit-elle. Ils appartenaient à un autre possible et vous avez fait surgir celui-ci, un meilleur possible. Ils savaient ce qui allait advenir d’eux si vous réussissiez. Et ils espéraient que vous réussiriez.

Corson soupira. Il avait eu des amis et ils s’étaient évanouis, ombres plus pâles encore que celles que la mort a touchées. Ils n’avaient rien laissé, ni une empreinte de pas, ni une ligne sur de la pierre, ni même un nom dans cet univers qui leur était demeuré fermé. Ils n’étaient pas nés. Ils n’étaient plus qu’un souvenir ténu dans l’esprit de Corson et que des abstractions dans les registres spectraux d’Aergistal. J’efface ce que je touche, je suis la gomme des dieux. Il se souvint de Touré, le bon compagnon, rejeté sans doute en Aergistal dans le désordre de combats insensés. Il se souvint de Ngal R’nda, dernier Prince d’Uria, déchiré par ses fidèles, et de Veran, le rusé mercenaire, abattu par ses compagnons. Il se souvint, avec frayeur, d’Antonella. Il voulut poser une question mais les mots lui manquèrent.

— Je n’existais pas sur l’autre créode, dit Floria. Et je devais vous recueillir à votre arrivée sur Uria. Pensiez-vous que j’étais là par hasard ? J’existe ici, par votre faute. Ne vous excusez pas.

— Ainsi, dit Corson, avec amertume, les êtres sont des rides à la surface des choses qu’un souffle change ou disperse selon la volonté des dieux. J’ai servi de jouet à ceux d’Aergistal. Des dieux fantoches, reprisant l’histoire.

— Ce ne sont pas des dieux, même s’ils sont un peu plus que nous. Ils n’agissent pas selon leur fantaisie.

— Je sais, dit Corson avec brutalité. Ils œuvrent pour le bien. Ils effacent la guerre. Ils arrangent l’histoire pour qu’elle mène à eux. J’ai entendu tout cela en Aergistal. Extirper la guerre, connaître la guerre, sauver la guerre. Ils se sont tapis comme des rats, au fond du temps, dans la crainte de l’Extérieur.

— Ce n’est que la moitié de l’histoire, dit Floria, patiemment. Ils sont nous.

— Ils sont nos descendants. Ils nous méprisent du haut de leur milliard d’années.

— Ils sont nous, Corson, répéta Floria. Nous sommes ceux d’Aergistal. Mais nous l’ignorons, et il nous faut le découvrir et le comprendre. Ils sont tous les possibles, ceux de cette espèce, la nôtre et ceux de toutes les autres, de celles-là même que vous ne pouvez pas rêver et qui ne peuvent pas vous rêver. Ils sont tous les fragments de l’univers et tous les regards portés sur l’univers. Nous ne sommes pas les ancêtres des dieux, ni eux nos descendants, mais nous sommes une fraction d’eux, coupée de ses origines ou plutôt de sa totalité. Chacun de nous est un de leurs possibles, un détail, une créode, qui aspire confusément à l’unité et qui lutte dans la nuit pour s’imposer, pour exister séparément. Il s’est passé en quelque lieu, en quelque temps, quelque chose que je ne comprends pas moi-même, Corson. Mais ni au début ni à la fin des temps. Il n’y a ni avant ni après. Pour eux, pour nous un peu déjà, le temps est une longueur selon laquelle les événements coexistent comme des objets contigus. Nous sommes un moment de la longue marche qui conduit vers Aergistal, vers l’unité de la conscience des possibles, et ceux d’Aergistal sont chacun des marcheurs.