— Des dieux schizophrènes, dit Corson.
— Oui, si cela peut vous aider à comprendre. Parfois, je me dis qu’ils sont partis à la découverte de tous les possibles et qu’ils se sont perdus et qu’ils sont devenus nous et que c’est cela, la raison de la guerre, ce fractionnement, cette rupture, ce froissement de l’histoire dont ils effacent avec soin les plis. Et la rupture les empêche, malgré leur énorme puissance, d’y porter immédiatement et totalement remède. Car ils sont aussi cela, ils sont aussi ce que nous sommes. La guerre fait partie d’eux. Et il nous faut redécouvrir à tâtons le long, le très long chemin qui mène vers eux, c’est-à-dire vers nous-mêmes. Ils sont nés de la guerre, Corson, de ce tumulte effrayant qui secoue nos vies, et ils ne seront que s’ils l’abolissent. Ici et là, ils resserrent une faille, renouent une maille. Nous le faisons, parfois avec leur aide. Vous l’avez fait. Le regrettez-vous ?
— Non, dit Corson.
— Ceux d’Aergistal se servent, pour effacer la guerre, de ceux qui l’ont faite, reprit Floria. Ceux-là en ont l’expérience et se sont mis parfois à la haïr avec assez de force pour vouloir l’abolir. Le vouloir vraiment, à n’importe quel prix. Ceux qui n’arrivent pas d’emblée à ce stade passent un certain temps en Aergistal. Ils finissent par comprendre. Tous comprennent, à la longue.
— Même un Veran ? dit Corson, sceptique.
— Même Veran. Il est en train d’éteindre un incendie dans la constellation de la Lyre.
— Il est mort, dit Corson.
— Personne ne meurt, dit Floria. Une vie est comme une page d’un livre. Il y en a une autre à côté. Je ne dis pas après mais à côté.
Corson se leva et fit quelques pas vers la mer. Il s’immobilisa sur la frontière d’écume.
— C’est une vaste histoire. Qui me dit qu’elle est vraie ?
— Personne. Vous la découvrirez par bribes. Peut-être celle que vous découvrirez sera-t-elle un peu différente ? Personne n’a le privilège de la vérité.
Sans se retourner, Corson dit avec force, presque avec violence :
— J’étais revenu pour apprendre la maîtrise du temps, et le contact avec ceux d’Aergistal. Et pour…
— Vous apprendrez. Tout ce que vous pourrez. Nous avons besoin de gens comme vous. Les incendies sont nombreux.
— J’espérais trouver la paix, dit Corson. Je suis revenu aussi pour Antonella.
Floria s’approcha de lui, posa ses mains sur les épaules de Corson.
— Je vous en supplie, dit-elle.
— Je l’aime. Ou je l’aimais. Elle a disparu elle aussi, n’est-ce pas ?
— Elle n’existait pas. Elle était morte depuis longtemps. Nous l’avons extraite de la planète-mausolée, de la collection d’un seigneur de la guerre, et nous l’avons dotée d’une personnalité synthétique comme vous avez fait pour les recrues de Veran. Il le fallait, Corson. Sans elle, vous n’auriez pas agi comme vous avez fait. Et un être humain véritable n’aurait pas pu pénétrer en Aergistal.
— À moins d’être un criminel de guerre, dit Corson.
— Elle n’était plus qu’une machine.
— Un leurre, dit Corson.
— Je suis désolée. Je ferai tout ce que vous voudrez. Je vous aimerai, Georges Corson, si vous le désirez.
— Ce n’est pas si simple.
Il se souvint de ce qu’avait dit Cid : Il ne faudra pas nous en vouloir.
Et il avait disparu. Il savait qu’il allait s’effacer et il avait plaint Corson.
— Personne ne meurt, dit Corson. Je la retrouverai peut-être dans une autre existence.
— Peut-être, dit Floria dans un souffle.
Corson fit un pas dans la mer.
— Il ne me reste rien. Ni amis ni amour. Mon univers a disparu depuis plus de six mille ans. J’ai été roulé.
— Vous êtes encore libre de choisir. Vous pouvez tout effacer, revenir à zéro. Mais souvenez-vous. Sur l’Archimède, vous alliez mourir.
— Libre, fit Corson, incrédule.
Il l’entendit s’éloigner, et il tourna la tête et il la vit fouiller le sol, le coin de la plage qui portait encore l’empreinte de son corps. Et lorsqu’elle revint, elle tenait à la main une ampoule d’opale, grosse comme un œuf de pigeon.
— Il vous reste une chose à faire pour être tout à fait des nôtres. Les hipprones sauvages ne savent pas plus voyager dans le temps qu’un humain primitif ne sait inverser une matrice. Ils parviennent tout au plus à se déplacer de quelques secondes. Cette ampoule contient un accélérateur qui multiplie des milliards de fois ce pouvoir embryonnaire. Vous devez aller l’administrer vous-même, Corson, au bon moment. La dose a été soigneusement calculée. Son introduction dans le passé n’introduira pas de bouleversement appréciable, de votre point de vue. La marge d’erreur quant à la date d’émergence est faible et nous en tiendrons compte. Un hipprone déplace un certain volume d’espace avec lui quand il saute dans le temps. Vous savez tout le nécessaire. La décision vous appartient, Georges Corson.
Il comprit.
Une dernière chose à faire. Placer la clé de voûte. Se tendre la main à lui-même par-dessus un gouffre de six mille ans.
— Je vous remercie, dit-il. Je ne sais pas encore.
Il prit l’ampoule et se dirigea vers son hipprone.
38
Corson fit un bond de plus de six mille ans en arrière, tâtonna un peu, opéra un ajustement dans l’espace.
L’hipprone se synchronisa. La planète tourna un instant autour de lui jusqu’à ce qu’il ait réussi à se stabiliser. Il s’était placé sur une orbite très allongée, celle-là même que retiendrait un vaisseau de guerre soucieux de frôler la planète, de demeurer dans son voisinage le moins de temps possible et de larguer un objet dans les meilleures conditions en conservant le soleil derrière lui.
Corson attendit, pensif. L’univers s’étendait sous ses yeux et il n’en voyait presque rien. L’univers était un puits, et chaque regard humain (ou non humain) forait un autre puits à la margelle étroite et tous ces boyaux s’enchevêtraient sans se confondre, cheminant vers la peau de l’univers, vers sa surface ultime où tous enfin ils se rejoignaient. Aergistal. Chaque point de l’univers, avait dit Cid, possède son propre univers écologique. Pour un observateur donné. Pour un acteur donné. Chacun essaie de lire la trame de son destin sur les parois du puits. Et chacun, s’il peut, s’efforce d’amender le dessin de sa vie. Le fouisseur qui s’ignore déforme la sape du voisin. Mais pas en Aergistal. Pas à la surface du monde. Pour les dieux d’Aergistal, l’univers écologique se confondait avec le cosmos. Ils ne pouvaient rien négliger. Ils ne pouvaient ignorer personne.
Au-dessous de Corson, les détecteurs des Uriens fouillaient le ciel. Ils disaient les craintes d’un autre segment d’une histoire confuse. Mais les masses conjuguées de l’hipprone et de son cavalier étaient trop faibles pour déclencher, à cette distance, une réaction des batteries.