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Il pouvait profiter de la situation.

Quelque chose en lui recula. Il voulait fuir. Une sorte d’instinct le poussait à mettre le plus de distance possible entre ce monde et lui. Cet instinct trouvait un appui solide en l’idée qu’il se faisait de l’avenir. L’espèce humaine avait peut-être fait en douze cents ans (ou davantage) des progrès suffisants pour se débarrasser sans difficulté de dix-huit mille exemplaires du Monstre, mais il en doutait. Et les liens qui ne manqueraient pas de s’établir entre Floria Van Nelle et lui restreindraient sérieusement sa liberté.

— Merci pour tout, dit-il. Si je puis un jour vous rendre service…

— Vous êtes très sûr de vous, dit-elle. Et où comptez-vous aller ?

— Sur un autre monde, j’espère. Je… euh, je voyage beaucoup. Je suis resté bien trop longtemps sur cette planète.

Elle écarquilla légèrement les yeux.

— Je ne vous demande pas pourquoi vous mentez, Corson. Mais je me demande pourquoi vous mentez si mal.

— Par plaisir, dit-il.

— Vous ne paraissez pas vous amuser beaucoup.

— J’essaie.

Il brûlait de lui poser une multitude de questions, mais il se retint. Il lui faudrait découvrir par lui-même ce nouvel univers. Il ne tenait pas à livrer dès maintenant son secret. Il lui faudrait se contenter du peu qu’il avait pu tirer de sa conversation de la matinée.

— J’espérais autre chose, dit-elle. Enfin, vous êtes libre.

— Je peux tout de même vous rendre un service. Je vais quitter ce monde. Faites-en autant. Dans quelques mois, la vie risque de devenir impossible, ici.

— Avec vous ? demanda-t-elle, ironiquement. Vous n’êtes pas capable de prévoir ce qui arrivera dans une minute et vous jouez les prophètes. Je vais moi aussi vous donner un conseil. Changez de vêtements. Sinon vous serez ridicule.

Gêné, il glissa les mains dans les poches de sa tenue de combat. Puis il accepta l’espèce de tunique qu’on lui tendait. Sur Mars, souffle comme les Martiens… Le navire longeait une sorte de quai. Corson se sentait vraiment ridicule dans son nouvel habit. Le navire s’immobilisa.

— Avez-vous un incinérateur ?

Elle fronça les sourcils.

— Un quoi ?

Il se mordit les lèvres.

— Un appareil qui permet de faire disparaître les déchets.

— Une gomme ? Bien sûr.

Elle lui montra comment fonctionnait la gomme. Il roula son uniforme en boule et le jeta dans l’appareil. Les vêtements flottants qu’il venait de passer cachaient assez bien le pistolet, sous son aisselle gauche. Il était à peu près certain qu’elle avait remarqué l’arme, mais qu’elle ignorait tout de son usage. L’uniforme disparut sous ses yeux.

Il alla droit à la porte qui s’ouvrit. Au moment de sortir, il voulut dire quelque chose mais les mots ne lui vinrent pas. Il fit un vague geste de la main. Pour le moment, son esprit était dominé par une seule préoccupation.

Trouver un endroit tranquille pour réfléchir.

Et quitter Uria le plus rapidement possible.

6

Le quai était moelleux sous ses bottes, non, maintenant sous ses espèces de sandales. Une petite vague d’angoisse l’assaillit. Il aurait pu demeurer plus longtemps avec la fille et recueillir le plus d’informations possible. Pour autant qu’il pût en juger, sa hâte trouvait son origine dans un vieux réflexe de soldat. Ne pas rester une minute de plus que le nécessaire dans un abri provisoire. Bouger, sans trêve.

Son comportement présent restait dominé par une guerre vieille de plus de mille ans qu’il avait quittée la veille. Mais il y avait autre chose dont il était conscient. Floria était jeune, jolie et disponible. Corson venait d’une guerre, d’une époque où la quasi-totalité de l’énergie humaine était dirigée vers le combat ou vers l’effort économique qui devait le soutenir. Il découvrait soudain la possibilité d’un monde où le bonheur individuel paraissait être la loi. Le contraste était trop grand. Corson avait quitté le navire parce qu’il redoutait d’être incapable d’efficacité tant qu’il se trouverait à proximité de Floria.

Il arriva au bout du quai, considéra avec méfiance d’étroites passerelles démunies de rambardes, des plans fortement inclinés. Il craignait de se faire remarquer par ses hésitations, mais il s’aperçut bientôt que personne ne lui prêtait attention. Dans son univers, un étranger eût immanquablement été soupçonné d’espionnage même s’il était absurde d’imaginer qu’un Urien ait pu s’aventurer dans une ville aux mains des humains. L’espionnage avait une autre fonction que la sécurité. Occuper les esprits. Il était assez cynique pour le savoir.

Les habitants de Dyoto manifestaient beaucoup d’audace. Ils sautaient d’un plan à un autre même si plusieurs dizaines de mètres les séparaient de leur point d’arrivée. Corson crut un moment qu’ils disposaient de minuscules anti-G dissimulés dans leurs vêtements mais se persuada bientôt qu’il n’en était rien. À sa première tentative, il sauta d’une hauteur de trois mètres, arriva les genoux pliés et manqua tomber. Il s’était attendu à un choc beaucoup plus rude. Enhardi, il tenta un plongeon d’une dizaine de mètres et vit arriver, droit sur lui, un minuscule aéronef. L’appareil fit un écart pour l’éviter et son pilote tourna vers Corson un visage blanc de colère ou de frousse. Corson se dit qu’il avait dû enfreindre une règle de la circulation. Il s’éloigna rapidement, craignant qu’on ne lance à ses trousses une autorité quelconque.

Les passants, la plupart du temps, ne semblaient pas avoir de but précis. Ils virevoltaient comme des insectes, dégringolaient de trois niveaux, se laissaient ensuite aspirer par un invisible courant ascendant qui les abandonnait six étages plus haut, bavardaient un instant avec une rencontre puis reprenaient leur course insensée. De temps à autre, quelqu’un pénétrait dans l’un des bâtiments massifs qui formaient l’ossature de la cité.

La solitude l’assaillit quelques trois heures plus tard. Il avait faim. La fatigue était venue. Son excitation première était retombée. Il avait cru qu’il découvrirait sans peine un restaurant collectif ou un dortoir, ou les deux ensemble, comme il en existait sur toutes les planètes tenues par les Puissances Solaires, pour les soldats et pour les voyageurs, mais son attente avait été déçue. Il n’osait pas interroger un passant. À la fin, il se décida à pénétrer dans un des grands bâtiments. Derrière la porte, un vaste hall. Des objets étaient disposés sur d’immenses comptoirs. Des milliers de gens circulaient et se servaient.

Était-ce un vol que de prendre quelque chose ? Le vol était durement puni par les Puissances Solaires et Corson avait été profondément conditionné dans ce sens. Une société en guerre ne peut pas tolérer des tendances aussi éminemment antisociales. Lorsqu’il découvrit un rayon d’alimentation, la question fut tranchée. Il choisit des rations qui ressemblaient à celles que Floria avait préparées pour lui, les fourra dans ses poches, s’attendant vaguement à entendre résonner un signal d’alarme, et battit en retraite, vers la sortie, en suivant un itinéraire compliqué. Faisant bien attention à ne pas repasser par les allées qu’il avait empruntées à l’aller.

Au moment où il allait passer la porte, la voix le fit sursauter. Elle était basse, bien timbrée, plutôt agréable.

— N’avez-vous rien oublié, monsieur ?

Corson regarda autour de lui.

— Monsieur ? insista la voix sans corps.

— Corson, dit-il, Georges Corson.

Inutile de cacher son identité sur un monde où elle ne dit rien à personne.

— J’ai peut-être oublié une formalité, reconnut-il. Je suis un étranger. Qui êtes-vous ?

La chose la plus remarquable était que ceux qui passaient à côté de lui ne paraissaient pas entendre la voix.