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— Le comptable de cet établissement. Peut-être désirez-vous parler au directeur ?

Il avait localisé l’endroit d’où semblait surgir la voix. Un point à hauteur d’épaule, à un bon mètre de lui.

— J’ai enfreint un règlement ? dit Corson. Je suppose que vous allez me faire arrêter.

— Aucun crédit n’est ouvert à votre nom, monsieur Corson. Si je ne me trompe, c’est la première fois que vous venez dans cet établissement. C’est pourquoi je me suis permis de vous interpeller. J’espère que vous ne m’en tiendrez pas rigueur.

— Je crains de n’avoir pas de crédit. Naturellement, je puis vous restituer…

— Mais pourquoi, monsieur Corson ? Il vous suffira de nous régler en espèces. Nous acceptons les monnaies de tous les mondes agréés.

Corson eut un haut-le-corps.

— Voulez-vous me répéter ce que vous venez de dire ?

— Nous acceptons les monnaies de tous les mondes agréés. N’importe quelle devise fera l’affaire.

— Je… je n’ai pas d’argent, dit Corson, atterré.

Le mot lui écorchait la bouche. L’argent était pour lui un concept purement historique, vaguement détestable. Il savait, comme tout le monde, qu’on en avait fait usage, longtemps avant la guerre, sur la Terre, comme d’un moyen d’échange, mais il n’en avait jamais vu. L’armée l’avait toujours muni de tout ce dont il avait eu besoin. Il n’avait pratiquement jamais éprouvé le désir d’obtenir plus ou autre chose que ce qui lui était imparti. Il avait été amené à considérer, comme tous ses contemporains, l’argent comme un usage tombé en désuétude, barbare, inconcevable dans une société évoluée. L’idée qu’il pourrait avoir besoin d’argent ne l’avait pas effleuré une seconde quand il avait quitté le navire de Floria.

— Je… hmmm…

Il s’éclaircit la gorge.

— Je pourrais peut-être travailler en échange de… hmmm, de ce que j’ai pris.

— Personne ne travaille pour de l’argent, monsieur Corson, pas sur ce monde-ci, du moins.

— Mais vous ? dit Corson, incrédule.

— Je suis une machine, monsieur Corson. Laissez-moi vous suggérer une solution. En attendant que vous obteniez un crédit, peut-être pouvez-vous nous indiquer une personne qui puisse vous servir de garant ?

— Je ne connais qu’une seule personne, ici, dit Corson. Floria Van Nelle.

— Cela nous convient parfaitement, monsieur Corson. Veuillez me pardonner de vous avoir importuné. Nous espérons vous revoir.

La voix se tut. Définitivement. Corson haussa les épaules, furieux de se sentir mal à l’aise. Que penserait Floria lorsqu’elle découvrirait que son crédit était entamé ? Il s’en souciait comme d’une guigne. C’était la voix qui l’avait choqué. Était-elle omniprésente, capable de parler à la fois avec un millier de clients, de les renseigner, de les conseiller, de les réprimander ?

Des yeux invisibles, cachés dans les replis de l’air, l’épiaient-ils sans cesse ? Il haussa de nouveau les épaules. Après tout, il était libre.

7

Il chercha un endroit relativement tranquille et ouvrit une boîte. C’était de sa part, une nouvelle fois, un réflexe de soldat. En mangeant, il essaya de réfléchir. Mais malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à s’imaginer un avenir.

Le problème de l’argent. Sans argent, il lui serait difficile de quitter Uria. Les voyages interstellaires étaient certainement coûteux. Le piège dans le temps se doublait d’un piège dans l’espace. À moins qu’en l’espace de six mois, il ne découvre un moyen de gagner de l’argent.

Pas en travaillant, puisque personne ne travaillait pour de l’argent. Plus il y pensait, plus le problème lui paraissait difficile. Il n’était pas adapté à ce monde. Il n’y avait rien qu’il sût faire qui pût intéresser les gens d’Uria. Pire, il passerait à leurs yeux pour une espèce d’infirme. Les hommes et les femmes qui flânaient dans les avenues de Dyoto étaient capables de prévoir les événements qui allaient survenir dans leur vie. Il ne partageait pas ce pouvoir. Il avait toutes les raisons de penser qu’il ne le partagerait jamais. L’apparition de ce pouvoir soulevait quelques questions qu’il examina un instant. S’agissait-il d’une mutation, brusquement survenue et rapidement diffusée dans l’espèce humaine ? Ou bien était-ce un pouvoir latent qu’une forme particulière d’éducation pouvait révéler ?

Le pouvoir signifiait, en tout cas, que dans ses rapports avec les humains d’Uria, il ne pourrait jamais bénéficier de l’effet de surprise. Sauf sur un point.

Il connaissait l’avenir lointain de la planète.

Dans six mois, un essaim de Monstres se lançant joyeusement et férocement à l’assaut de Dyoto, pourchassant leurs victimes dans un labyrinthe d’espace et de temps. Peut-être le pouvoir permettrait-il aux humains d’obtenir un bref sursis. Rien de plus.

C’était un bon élément de marchandage. Il pouvait avertir les autorités centrales de la planète, préconiser une évacuation totale d’Uria ou encore essayer de perfectionner les méthodes de lutte contre les Monstres étudiées par les Puissances Solaires. Une arme à double tranchant. Les Uriens pouvaient purement et simplement décider de le pendre.

Il jeta par-dessus bord les emballages vides et les regarda descendre. Rien ne freinait leur chute. Le champ antigravitationnel n’agissait donc que sur un être humain. Peut-être donnait-il, inconsciemment, avec son système nerveux, les ordres qui convenaient. Corson était incapable d’imaginer un mécanisme qui permît ce résultat.

Il se releva et recommença à errer. Projet : découvrir la gare interstellaire, l’endroit d’où partaient les transports galactiques, où aboutissaient les transpaces, et embarquer, en usant au besoin de la force. S’il était arrêté, il lui resterait toujours la solution de parler.

Le plan de la ville commençait à lui apparaître bien qu’il lui semblât singulièrement incohérent. Les bases militaires de son époque étaient toujours construites sur le même modèle. Certaines voies étaient réservées aux véhicules, d’autres aux piétons. Ici non. Le fait de pouvoir prévoir les événements quelques instants à l’avance devait influer sur le code de la route. L’accident auquel il avait échappé quelques heures plus tôt lui revint à la mémoire. Le conducteur n’avait pas prévu l’irruption de Corson sur la voie. Pour prévoir, les Uriens devaient donc faire un effort, diriger une sorte de regard interne. Ou bien le pouvoir était-il inégalement réparti ?

Il essaya de se concentrer et d’imaginer ce qui allait arriver. Un passant. Il peut continuer tout droit, prendre à droite, monter ou descendre. Corson décida qu’il tournerait. L’homme poursuivit son chemin. Corson recommença l’expérience. Échoua de nouveau.

De nouveau. De nouveau.

Peut-être échouait-il trop souvent ! Peut-être un blocage de son système nerveux l’empêchait-il de prévoir correctement et le contraignait-il à toujours prédire de travers ? Peut-être ?

Des souvenirs d’expériences anciennes lui revinrent paresseusement à l’esprit, des intuitions certaines, trop certaines, brutales, qui s’étaient vérifiées. Comme des éclairs qui, au moment crucial d’un combat, avaient traversé le champ de sa conscience. Ou dans le silence de l’épuisement. Rien d’élaboré, de réfléchi. Des incidents qu’on oubliait aussitôt, qu’on appelait coïncidences.

Il avait toujours eu la réputation d’un veinard. Le fait qu’il fût encore en vie semblait confirmer ce que ses camarades – morts, tous morts – disaient en riant de lui. La chance était-elle devenue un facteur mesurable, sur Uria ?