— Pire, dit-il. Et ils font subir ce traitement à tous les voyageurs intersidéraux.
— Seulement aux criminels de guerre.
Il vacilla. L’univers qui l’environnait s’était chargé de brume au point d’en devenir inintelligible. Jusqu’à un certain point il pouvait comprendre le comportement de cette femme quoique ses propos fussent obscurs. Son attitude n’était pas plus absurde que ces villes flottant dans l’air, que ces fleuves verticaux, ou que cette société de cinglés se promenant dans l’atmosphère à bord de yachts aériens. Mais les mots d’Antonella étaient à la fois incompréhensibles et lourds de menace.
Criminel de guerre. Parce qu’il avait participé à une guerre qui s’était achevée plus d’un millénaire auparavant.
— Je ne comprends pas, dit-il à la fin.
— Faites un effort. C’est pourtant évident. L’Office de Sécurité n’a pas juridiction sur les différentes planètes. Il n’intervient que lorsqu’un criminel passe d’un monde à un autre. Si vous empruntez un transpace, fût-ce pour gagner une lune de ce monde, il vous aura. Vous n’avez pas une chance sur un million de lui échapper.
— Mais pourquoi veulent-ils ma peau ?
Les traits d’Antonella se durcirent.
— Je vous l’ai dit. Croyez-vous que cela m’amuse de le répéter ? Croyez-vous que je prenne plaisir à traiter de criminel de guerre l’homme que j’aime ?
Il lui prit les poignets et les serra de toutes ses forces.
— Antonella. Je vous en prie. Dites-moi de quelle guerre il s’agit.
Elle se débattit.
— Brute ! Lâchez-moi. Comment voulez-vous que je vous le dise ! Vous devez le savoir mieux que moi. Des milliers de guerres se sont déroulées dans le passé. Vous pouvez venir de n’importe laquelle.
Il la lâcha. Un brouillard dansait devant ses yeux. Il passa sa main sur son front.
— Antonella, aidez-moi. Avez-vous entendu parler de la guerre entre les Puissances Solaires et les Princes d’Uria ?
Elle se concentra.
— C’est certainement très ancien. La dernière guerre qui ait effleuré cette planète s’est déroulée il y a plus de mille ans.
— Entre les humains et les autochtones ?
Elle secoua la tête.
— Sûrement pas. Les humains partagent cette planète avec les autochtones depuis plus de six mille ans.
— Alors, dit-il avec calme, je suis le dernier rescapé d’une guerre qui s’est déroulée il y a plus de six mille ans. Je suppose qu’il y a prescription.
Elle leva la tête et le fixa de ses grands yeux bruns pleins d’étonnement.
— Il n’y a pas de prescription possible, dit-elle d’une voix monocorde. Ce serait trop facile. Il suffirait, à l’issue d’une guerre perdue, de sauter suffisamment loin dans l’avenir pour échapper au châtiment, pour recommencer, peut-être. Je crains que vous ne sous-estimiez l’Office.
— Vous voulez dire… commença-t-il.
Il commençait à entrevoir la vérité. Depuis des siècles, peut-être des millénaires, l’homme avait appris à se déplacer dans le temps. Et les généraux vaincus, les tyrans renversés avaient cherché, systématiquement, asile dans le temps, dans le passé ou dans l’avenir, plutôt que de s’offrir aux coups de leurs ennemis. Et les siècles paisibles étaient contraints de se protéger contre ces envahisseurs, sans quoi les guerres se fussent perpétuées dans l’éternité, s’entrecroisant en d’inextricables réseaux d’alliances ici et là tranchées par le sort indéfini de batailles toujours recommencées. L’Office de Sécurité surveillait le temps. Il négligeait les conflits qui pouvaient éclater à la surface des planètes, mais il interdisait, en contrôlant les communications, qu’un conflit pût s’étendre à l’échelle de la galaxie et de l’histoire. C’était une tâche vertigineuse. Il fallait imaginer les inépuisables ressources d’un interminable avenir pour qu’elle devînt seulement concevable.
Et Georges Corson, surgissant abruptement du passé, guerrier égaré dans les siècles, avait été automatiquement assimilé à un criminel de guerre. Quelques images du conflit entre les Puissances Solaires et les Princes d’Uria passèrent fugitivement devant ses yeux. Des deux côtés, ç’avait été une guerre impitoyable, inexpiable. Autrefois, il n’aurait pas pu s’arrêter une seconde à l’idée qu’un humain pût éprouver de la pitié pour un Urien. Mais six mille ans, ou davantage, s’étaient écoulés. Il avait honte, pour lui-même, pour ses anciens compagnons, pour les deux espèces, de l’espèce de joie triomphante qu’il avait éprouvée en sachant le Monstre livré à bon port.
— Je ne suis pas exactement un criminel de guerre, dit-il. J’ai, certes, participé à une guerre ancienne, mais personne ne m’a jamais demandé mon avis. Je suis né sur un monde en guerre et, quand j’ai eu l’âge on m’a fait subir un entraînement et j’ai dû prendre part aux combats. Je n’ai pas essayé de fuir mes responsabilités en plongeant dans le temps. J’ai été projeté dans l’avenir à la suite d’un… d’un accident, d’une expérience. Je veux bien me soumettre à tous les examens concevables pourvu qu’ils n’endommagent pas ma personnalité. Je pense que je parviendrai à convaincre n’importe quel juge impartial.
Deux larmes perlaient au coin des yeux d’Antonella.
— Je voudrais tant pouvoir vous croire. Vous ne pouvez pas savoir comme j’ai souffert quand on m’a dit qui vous étiez. Je vous aimais depuis la première fois. Et j’ai cru que je n’aurais jamais la force d’accomplir cette mission.
Il la prit par les épaules et l’embrassa.
Il était maintenant certain d’une chose. Il la reverrait dans l’avenir, il la retrouverait dans un avenir où elle ne l’aurait pas encore rencontré. D’une manière qu’il ne pouvait pas encore complètement comprendre, leurs destins s’étaient croisés. C’était la première fois qu’il la voyait, mais elle le connaissait déjà. Et une scène exactement inverse se déroulerait un jour. C’était un peu compliqué, mais cela avait l’avantage d’avoir un sens.
— Existe-t-il un gouvernement sur cette planète ? demanda-t-il. J’ai une révélation à lui faire.
9
Elle hésita un moment avant de répondre. Il se dit qu’elle avait été si complètement perturbée qu’elle avait été incapable de prévoir sa question.
— Une autorité centrale ? Non, il n’existe plus rien de tel sur Uria depuis près de mille ans. Ni sur aucun des mondes avancés. Les gouvernements appartiennent à l’antiquité de l’espèce humaine. Nous avons des machines qui assurent certaines fonctions, comme la distribution. La police aussi, mais elles n’interviennent presque jamais.
— Et l’Office de Sécurité ?
— Il contrôle seulement les communications et, je crois, la colonisation des mondes neufs.
— Et qui assure les relations entre Uria et l’Office ?
— Un conseil. Trois humains et un Urien.
— Vous travaillez pour eux ?
Elle sembla choquée.
— Je ne travaille pour personne. Ils m’ont demandé de vous voir, Georges, et de vous prévenir de ce qui vous attendait si vous quittiez la planète.
— Pourquoi l’avez-vous fait ? dit Corson d’une voix tranchante.
— Parce que si vous essayez de quitter la planète, vous perdrez votre personnalité, votre destin sera transformé et vous ne me rencontrerez jamais.
Ses lèvres tremblaient.
— C’est une raison personnelle, dit Corson. Mais pourquoi le conseil s’intéresse-t-il à moi ?
— Ils ne me l’ont pas dit. Je crois qu’ils pensent qu’Uria va avoir besoin de vous. Ils craignent qu’un péril ne s’abatte sur la planète et ils croient que vous seul pouvez le mettre en échec. Pourquoi ? je l’ignore.