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L’endroit était minuscule. Six ou sept tables séparées par des cloisons. Un comptoir. Une fumée épaisse flottait dans l’air. Le téléviseur dont le son était coupé diffusait des sauts en parachute. Les photos aux murs montraient la même chose : des corps en combinaisons de couleur vive étendus dans les airs. Il y avait peu de monde, probablement parce qu’il était trop tard pour le déjeuner et trop tôt pour l’affluence du soir. Boris Ignatievitch était installé à la table du coin.

Il n’était pas seul. Il picorait paresseusement des grains de raisin dans un plateau de fruits. Légèrement à l’écart, bras croisés, était assis un grand jeune homme au teint cuivré. Nos regards se sont croisés, et j’ai senti une poussée, douce mais perceptible.

Un Autre.

Nous nous sommes regardés pendant cinq secondes, augmentant progressivement la pression. Il avait d’excellentes capacités, mais manquait encore d’expérience. À un moment, j’ai affaibli ma résistance, évitant son sondage et, avant qu’il n’ait eu le temps de se protéger, je l’ai sondé en retour.

Un mage blanc. Quatrième classe.

Il a grimacé, comme sous l’effet d’une douleur, et a regardé Guesser avec une expression de chien battu.

— Faites connaissance, a dit ce dernier. Anton Gorodetski, agent du Contrôle de Moscou. Alisher Ganiev, agent du Contrôle de Moscou… depuis peu.

Le messager de Samarkand.

Je lui ai serré la main et j’ai levé ma barrière de protection.

— Mage blanc, deuxième classe, a constaté Alisher en me regardant dans les yeux, et il s’est légèrement incliné.

J’ai secoué la tête.

— Troisième classe.

Le jeune homme s’est de nouveau tourné vers Guesser d’un air surpris.

— Deuxième classe, a confirmé le chef. Tu es au mieux de ta forme, Anton. Je suis très content pour toi. Assieds-toi, nous allons parler. Alisher, tu peux observer.

Je me suis assis en face de Guesser.

— Sais-tu pourquoi je t’ai donné rendez-vous en ce lieu précis ? a demandé ce dernier. Prends du raisin, il est délicieux.

— Qu’est-ce que j’en sais ? Ils servent peut-être le meilleur raisin de Moscou ?

— Excellente supposition, a dit Guesser en riant. Sauf que nous avons acheté ces fruits au marché.

— L’endroit est sans doute agréable.

Il a haussé les épaules.

— Pas particulièrement. Il n’y a que cette petite salle… et derrière cette porte, un billard et deux autres tables.

— Vous faites du parachutisme en secret.

— Ça fait vingt ans que je n’ai pas sauté, a répondu Guesser. Mon cher Anton, si j’ai choisi ce bar pour manger des pommes de terre et du bœuf Strogonoff et finir par une grappe de raisin, c’est pour te montrer une micro-société. Détends-toi, regarde autour de toi… Alisher, commande-lui une bière. Observe les visages, Sentinelle, prête l’oreille aux conversations. Respire l’air ambiant.

J’ai tourné la tête et je me suis légèrement décalé sur la banquette de bois pour mieux voir les gens qui m’entouraient. Alisher était allé au bar me chercher une bière.

Les habitués du Parabar étaient quelque peu étranges. Quelque chose d’insaisissable les unissait. L’expression des yeux, la gestuelle. Rien d’extraordinaire, mais ils semblaient tous marqués du même sceau invisible.

— Un microcosme. J’aurais pu aussi bien te faire venir au gay-club Chance, au restaurant de la maison des Écrivains ou dans un bistrot situé en face d’une usine quelconque. Peu importe. Ce que je voulais te faire voir, c’est une petite communauté. Isolée du reste de la société. Un club, officiel ou non. Sais-tu pourquoi ? C’est nous. Notre Contrôle est bâti sur le même modèle.

Un jeune homme avec des béquilles s’est approché de la table voisine, a refusé de s’asseoir et, appuyé à la cloison basse, a entrepris de raconter quelque chose. La musique couvrait ses paroles, mais j’ai saisi le sens général à travers la Pénombre. Un parachute qui avait refusé de s’ouvrir. Il s’était posé à la dernière minute avec le parachute de secours et avait récolté une fracture. Six mois sans sauter, quelle poisse !

— Cette collectivité est très représentative, a poursuivi le chef. Pas mal de risques. Des sensations fortes. L’incompréhension de l’entourage. Un jargon spécifique. Des problèmes totalement étrangers au commun des gens. Souvent des blessures et parfois la mort. Tu te plais ici ?

Après réflexion, j’ai répondu :

— Non. Ici, il faut faire partie du clan, sinon, tu n’existes pas.

— Bien sûr. Il est curieux d’observer une micro-société de ce type, mais il suffit d’y venir une seule fois. Ensuite, soit tu en acceptes les règles pour en devenir un membre à part entière, soit tu es rejeté. Eh bien, au fond, notre communauté fonctionne exactement de la même manière. Chaque Autre, une fois découvert, est placé devant une alternative. Soit il intègre le Contrôle du camp qu’il a choisi, devient un soldat, un combattant, qui périra inévitablement tôt ou tard. Soit il poursuit une existence quasi humaine, ne développant que modérément ses capacités magiques, profitant des avantages d’être un Autre, mais souffrant également des inconvénients inhérents à un tel mode d’existence. Le plus désagréable, c’est quand tu te trompes dans ton premier choix. Quand un Autre refuse d’accepter les règles de son Contrôle pour quelque raison. Mais il est presque impossible de quitter notre organisation. Dis-moi, Anton, tu pourrais exister hors du Contrôle ?

Évidemment, le chef ne parle jamais de manière abstraite.

— Sans doute que non, ai-je reconnu. Il me sera difficile, pratiquement impossible de me limiter à la magie autorisée à un mage blanc ordinaire.

— Et si tu ne fais plus partie du Contrôle, tu ne pourras pas justifier tes interventions magiques par l’intérêt de la lutte contre l’Obscurité. Pas vrai ?

— Tout à fait.

— Là est le problème, Anton.

Le chef a soupiré.

— Alisher, ne reste pas planté là…

Il traitait ce pauvre garçon comme un larbin. Et j’en devinais sans peine la raison. Le messager lui avait forcé la main pour se faire admettre au Contrôle de Moscou et était en train de subir les inévitables conséquences de sa pression psychologique sur le chef.

— Votre bière, Lumineux Anton, a dit Alisher en posant la chope devant moi.

Je l’ai prise sans rien dire. Il n’était coupable de rien, ce jeune mage de talent. Il y avait de grandes chances que nous devenions amis par la suite. Mais en ce moment, je lui en voulais. Alisher avait rapporté à Moscou un objet qui allait me séparer à jamais de Svetlana.

— Qu’allons-nous faire, Anton ? a demandé le chef.

— Qu’est-ce qui pose problème ? ai-je demandé en lui jetant un regard fidèle de vieux saint-bernard.

— Svetlana. Tu t’opposes à sa mission.

— Naturellement.

— Anton, il y a des axiomes de base à respecter. Tu n’as pas le droit de protester contre la politique du Contrôle au nom de tes intérêts personnels.

— Mes intérêts personnels n’ont rien à y voir. Je considère l’opération qui se prépare comme amorale. Elle n’apportera aucun bien aux humains. Les tentatives pour changer l’humanité de manière radicale ont toujours échoué d’une façon ou d’une autre.

— Tôt ou tard nous réussirons. Tu le remarqueras, je ne soutiens pas que cette fois sera la bonne. Mais nos chances sont meilleures que jamais.

— je n’y crois pas.

— Tu peux déposer un appel auprès de la direction générale.

— Aura-t-elle le temps de l’examiner avant que Svetlana ne prenne la craie et n’ouvre le Livre du Destin ?